Connaître le monde
« Comment témoigner du monde dans lequel on vit ? Comment s’y inscrire ? Comment faire en sorte que son travail ne soit pas simplement un bel objet décoratif, mais frappe l’attention et fasse sens, dans un monde où la question du sens a de plus en plus tendance à être évacuée ? » : ces questions, les artistes se les posent tout le temps et chacun y répond à sa manière et avec ses moyens. Il est clair, en tous cas, que « l’art pour l’art », la seule recherche du beau, de l’aimable et de l’agréable n’est plus suffisante aujourd’hui (elle ne l’a d’ailleurs jamais été) et qu’être un artiste, dans une société où l’actualité s’emballe et où les menaces pèsent de plus en plus sur la tête de ses pairs, implique une responsabilité qui va au-delà d’un simple agencement des formes et des couleurs ou de la virtuosité du dessin. Récemment, je vous parlais de l’exposition d’Adel Abdessemed – un artiste dont je n’ai pas toujours aimé le travail -, à Vence (cf https://larepubliquedelart.com/adel-abdessemed-en-transit/), pour vous dire à quel point celle-ci m’avait marqué et avait résonné comme un coup de gong dans le contexte actuel, marqué par la crise des migrants et la résurgence des intolérances religieuses. Aujourd’hui, ce sont trois démarches d’artistes venus d’horizons différents, mais qui ont la volonté inébranlable de parler du monde qui les entoure, qui m’interpellent.
La première émane de Larissa Fassler, une artiste canadienne qui vit à Berlin, et dont on a peu vu le travail en France. Sa démarche, qui n’est pas sans lien avec l’architecture, consiste à investir des lieux qu’elle observe pendant de longues semaines et à noter tout un ensemble d’observations et d’impressions qu’elle synthétise ensuite dans de grandes compositions graphiques, maquettes ou sculptures. Elle l’a déjà appliquée à des endroits tels que Regent Street à Londres, l’Alexanderplatz à Berlin, le Taksim square à Istanbul ou la Place de la Concorde à Paris, c’est-à-dire à des endroits de fort trafic, où la population est dense, les échanges importants et où les confrontations ne sont pas absentes. A chaque fois, elle retranscrit sur la toile ou le papier la forme du lieu, mais sans chercher à être exacte, en s’attachant uniquement au mouvement qui l’anime, à la vie qui s’y joue, aux gens qui le traversent, voire même aux caméras vidéo qui le surveillent, donc exactement à l’inverse de ce que les cartes officielles représentent. Son travail n’a rien de sociologique non plus, il s’inscrit dans un projet artistique où la subjectivité est revendiquée, mais n’exclut pas une dimension politique : « Observer, décrire et nommer sont pour moi des stratégies pour rendre visibles des réalités différentes usuellement occultées. »
L’ensemble de travaux qu’elle présente actuellement à la galerie Jérôme Poggi, Worlds Inside, a été réalisé autour de la Gare du Nord à Paris, un lieu qui l’a intéressé, parce « qu’il est utilisé par des centaines de milliers de personnes par jour et relie le centre de Paris à sa banlieue Nord ainsi qu’à des destinations internationales : Royaume-Uni, Belgique, Pays-Bas et Allemagne. » On y voit donc de grandes toiles sur lesquelles elle a tracé des traits correspondants aux multiples déplacements effectués dans la gare, mais aussi des annotations qui vont des odeurs d’urine qui peuvent prendre à la gorge, ça-et-là, en passant par la manière dont sont habillés les gens ou les conversations qu’elle a pu engager avec certaines personnes. Et elle les a placées sur de grands tirages photographiques qui représentent des détails de la Gare du Nord et en particulier des statues de femmes de la façade, qui symbolisaient à l’époque de sa construction, les principales villes françaises et internationales desservies par la compagnie de chemin de fer du Nord (en soulignant bien sûr, avec ironie, la représentation et l’utilisation à fins allégoriques du corps féminin par les hommes de l’époque).
Tout cela pourrait rester riche d’enseignements mais anecdotique, si Larissa Fassler ne parvenait à donner à ses dessins sur toiles une forme qui les transcende. Car par la superposition, le mouvement, la démultiplication, elle arrive à une sorte de chorégraphie qui n’est pas sans rappeler l’abstraction lyrique (mais une abstraction faite d’une multitude d’éléments concrets) et qui évoque aussi la peinture cartographiée et éclatée d’une Julie Mehretu (d’autres toiles, situées dans un second espace de la galerie, recourent même à des couleurs, ocres chauds et bleus pâles, qui proviennent des imprimés africains, si présents au sein de la gare). Et surtout, elle permet de mesurer la différence avec l’idée que l’on veut véhiculer de celle-ci et sa réalité. Dans un dossier de presse concernant les travaux réalisés en ce moment dans la gare qu’elle a pu consulté, elle constate que le lieu du futur y est présenté comme une série d’espaces lumineux relativement vides, peuplés uniquement d’hommes d’affaires blancs, où les utilisateurs noirs, indiens et nord-africains ont été quasiment effacés : « C’est une idée fausse et une représentation erronée de la réalité et c’est une négation absolue d’une grande partie de la société parisienne et des usagers », précise-t-elle, non sans indignation.
Autre manière frontale d’aborder le réel, celle d’Eva Barto, cette jeune artiste dont on avait pu voir le travail, l’année dernière, chez Marcelle Alix, en tandem avec Lola Gonzalez. Cette fois, c’est chez gb agency qu’elle opère et opère est le terme exact, tant son intervention s’apparente à un geste, à une manière de s’immiscer à travers les structures existantes, de renverser, mais de l’intérieur, le système en place. L’exposition ressemble d’ailleurs à un jeu de pistes, constitué de nombreuses stations, et qui va de pièces de monnaie trouées et martelées dans l’asphalte devant la galerie (signes pour les cambrioleurs que le lieu est potentiellement intéressant) jusqu’à un dessin représentant une martingale pour jouer au casino la totalité d’une bourse de production, en passant par une « caisse noire » installée dans le bureau ou le ticket de caisse provenant d’un magasin de triche. Des portants vides, traces de la dernière Fashion Week qui a eu lieu dans la galerie, ont aussi été laissés en place et on peut même signer avec l’artiste une « promesse d’endettement provisoire », dans laquelle le créancier lui apporte un soutien financier en échange d’une oeuvre dont la valeur correspond à cet engagement, mais qui ne sera livrée qu’au terme d’un délai fixé par le document (l’intérêt étant qu’en se rendant « redevable », l’artiste s’engage aussi à appliquer des intérêts au créancier).
Au cœur de ce dispositif diabolique : l’économie, la spéculation, les règles qui régissent la loi de l’offre et de la demande et bien sûr la notion de dette avec laquelle la génération d’Eva Barto a grandi (d’où le titre de l’exposition : The infinite debt). Et la triche, la falsification, le bluff qui vont avec. Il y a quelque chose de punk et de « rebel attitude » dans cette manière de vouloir mettre en avant les forces de l’argent, mais pour les subvertir, les associer à des valeurs dépréciatives, génératrices d’un anti-profit, et pour ruiner le capitalisme. Et l’humour noir, bien sûr, la jouissance d‘avoir réalisé un mauvais coup, ne sont jamais étrangers à la démarche. C’est intelligent, subtil, provocateur, séduisant intellectuellement ; c’est une nouvelle manière d’envisager le statut de l’œuvre et de l’exposition, mais on voudrait être sûr qu’il ne s’agit pas seulement d’une posture, si brillante soit-elle, et qu’Eva Barto a d’autres cartes dans ses manches pour aller plus loin. Réponse dans une prochaine exposition, où la jeune femme aura d’autres choses à construire, mais il est clair qu’on a là affaire avec une des artistes les plus intrigantes et les plus prometteuses de la jeune scène française.
Thomas Hirschhorn, enfin, à qui l’on doit tant d’expositions engagées (rappelons-nous sa dernière intervention au Palais de Tokyo qu’il avait transformé en camp retranché où le public était invité à penser, à lire et à intervenir, cf https://larepubliquedelart.com/au-palais-de-tokyo-hirschhorn-brule-mais-ne-vacille-pas/), est passé maître en la matière. Son actuelle exposition à la galerie Chantal Crousel, Pixel-Collage, est plus modeste dans la dimension, mais pas moins forte dans le résultat. Le principe en est le suivant : il a cherché des images de victimes de guerres ou de génocides sur Internet, les a imprimées et les a superposées à des publicités trouvées dans des magazines de mode. Mais alors que, généralement, pour ne pas trop ébranler la sensibilité du spectateur, on pixellise les visages et les corps des victimes, lui a fait l’inverse, c’est-à-dire qu’il a surtout pixellisé les figures heureuses tirées des publicités luxueuses, rendant encore plus atroce la présence des corps mutilés ou des visages ensanglantés. De fait, il s’est interrogé sur le statut de l’image pixellisé, qui, en masquant une vérité soi-disant insupportable pour le spectateur, affirme son authenticité. Et il a joué sur l’aspect esthétique du pixel, qui brouille parfois l’image au point de la rendre méconnaissable et qui, en reliant deux mondes apparemment inconciliables, tend vers l’art abstrait. « Il s’agit de comprendre comment une image qui existe peut devenir une abstraction », explique-t-il. Et il a illustré sa démarche dans une vitrine, installé au centre de la galerie, dans laquelle il commente lui-même les différentes étapes de son travail. Certains pourront trouver cela démonstratif ou simpliste, mais c’est simplement simple, fort, efficace.
Dans le texte qui accompagne l’exposition, Hirschhorn ne se cache pas d’utiliser l’art comme un outil ou comme une arme : « Un outil pour connaître le monde dans lequel je suis, un outil pour confronter la réalité dans laquelle je me trouve et un outil pour vivre dans le temps que je vis ». Les artistes sont devenus des guerriers.
-Larissa Fassler, Worlds Inside, jusqu’au 27 février à la galerie Jérôme Poggi, 2 rue Beaubourg 74004 Paris (www.galeriepoggi.com). Parallèlement, la première rétrospective parisienne de l’artiste se tient jusqu’au 1er avril au Centre culturel canadien, 5 rue de Constantine 75007 Paris.
-Eva Barto, The infine debt, jusqu’au 19 mars chez gb agency (Level One), 18 rue des 4 Fils 75003 Paris (www.gbagency.fr). Pendant toute cette période, la galerie accueille dans son espace principal une exposition de Dominique Petitgand, L’Elément déclencheur.
Thomas Hirschhorn, Pixel-Collage, jusqu’au 26 février à la galerie Chantal Crousel, 10 rue Charlot, 75003 Paris (www.crousel.com).
Images : Larissa Fassler, Vues de l’exposition »Worlds Inside », 2016 Galerie Jérôme Poggi, Paris © Nicolas Brasseur ; Eva Barto, The infinite debt, vue partielle Level One, gb agency, Paris Photo: Aurélien Mole, Courtesy gb agency, Paris ; Thomas Hirschhorn, Pixel-Collage n°7, 2015 Imprimés, feuille plastique, ruban adhésif / Prints, plastic sheet, tape 332 x 490 cm Courtesy of the artist and Galerie Chantal Crousel, Paris. © Photo : Florian Kleinefenn
3 Réponses pour Connaître le monde
« (en soulignant bien sûr, avec ironie, la représentation et l’utilisation à fins allégoriques du corps féminin par les hommes de l’époque). »
Comment dire…cette affirmation me laisse l’impression qu’on s’assoit sur des siècles d’histoire de l’art en Europe. L’allégorie féminine par les hommes de l’époque ?
« Les artistes sont devenus des guerriers. »
Tant qu’ils ne tirent pas à balle réelle.
Bien sûr, je provoque M Scemama; j’ ai lu votre chronique sérieusement, mais c’est qu’un peu de modestie dans ce monde de brutes c’est bien aussi.
Bonjour Mouse, non, non, il ne s’agit pas de s’asseoir sur des siècles d’histoire de l’art en Europe, mais avouez qu’utiliser des statues de femmes aux poitrines généreuses et largement découvertes pour symboliser les villes desservies par le train est quelque chose qui peut sembler sexiste aujourd’hui. Quant à l’image des artistes comme guerriers: je ne fais que prolonger le texte de Thomas Hirschhorn qui dit « utiliser l’art comme une arme ». Et bien d’autres artistes comme Jan Fabre ou Marina Abramovic se sont définis eux-mêmes comme des « guerriers de la beauté ». Bien cordialement.
Les œuvres n’ont de sens que par le fait qu’elles nous montrent une personnalité créant un espace dédié au présent du présent (la vision ou l’attention) entre le présent du passé (la mémoire) et le présent du futur (l’attente).
Cette personnalité m’intéresse et son œuvre en est le reflet.
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