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La République de l'Art
De Dürer à Beuys: un lièvre allemand

De Dürer à Beuys: un lièvre allemand

Quel lien entre Albrecht Dürer et Joseph Beuys, hormis le fait qu’il s’agisse de deux des plus grands artistes allemands de l’Histoire, que cinq siècles séparent ? Le lièvre, bien sûr. Le lièvre que Dürer a reproduit avec une stupéfiante précision dans son dessin de 1502 et celui -mort- auquel Beuys s’est adressé, le visage couvert de miel et d’or, lors de la célèbre action à la galerie Schmela de Düsseldorf, Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort (il s’agissait d’une des premières expositions en galerie de l’artiste, au cours de laquelle il simulait une sorte de dialogue avec l’animal en le tenant dans ses bras et lui murmurant à l’oreille). C’est ce que souligne Alain Borer dans les deux petits essais qu’il a consacrés à ces maîtres. Le premier, Dürer, Le Burin du graveur, a été publié une première fois il y a quarante ans, en introduction d’une édition de L’œuvre gravé complet. Le second, Déploration de Joseph Beuys, ouvrait le catalogue publié à l’occasion de l’exposition posthume du Centre Pompidou, en 1994. Ils viennent de reparaître individuellement dans l’excellente collection Studiolo de L’Atelier contemporain, qui comprend aussi des textes de Bataille ou d’Alain Jouffroy.

Dürer, Le Burin du graveur s’intéresse donc à l’œuvre gravée du fameux artiste de Nuremberg. Il est vrai que celle-ci constitue quasiment la part la plus importante de son travail, celle qui lui permit de gagner sa vie (il mettait tant de temps à achever un tableau que ce n’est pas avec la peinture qu’il pouvait se nourrir) et de mener le plus loin possible son expérimentation du trait et du noir et blanc (la couleur ne servant souvent pour lui qu’à animer le dessin). D’ailleurs, c’est dans ce registre qu’il produisit quelques-unes de ses pièces les plus fameuses, comme la célèbre Melancolia, qui reste à ce jour une des œuvres les plus fascinantes et les plus mystérieuses de l’histoire de l’art (une de celles, sans doute aussi, qui aura donné lieu au plus grand nombre d’interprétations).

Alain Borer aborde tous ces aspects dans son essai aussi plaisant à lire qu’intelligent. Surtout, il souligne la diversité et la richesse du travail de l’artiste, car Dürer, en esprit éclairé de la Renaissance, comme l’était Léonard de Vinci en Italie, s’intéresse à tout, connaît aussi bien l’astrologie que l’orfèvrerie, ne met pas de limites ou de hiérarchie dans ses recherches. Une simple touffe d’herbe a autant d’importance qu’un portrait ou qu’une scène religieuse, le voyage et les notes qu’il prend à cette occasion comptent autant que le travail d’atelier, c’est souvent dans l’étude ou le détail que se cachent les plus grandes choses. Une histoire est à ce titre révélatrice ; il s’agit du célèbre Rhinocéros de 1515. Dürer, bien sûr, comme l’immense majorité de ses contemporains n’avaient jamais vu de rhinocéros. Mais un jour, le roi du Portugal en envoya un en cadeau au Pape Léon X à Rome et le fit transporter en galère. A la demande de François 1er, qui souhaitait voir à quoi ressemblait l’animal, celle-ci accosta à Marseille et on le fit débarquer sur le quai du Vieux Port (elle n’atteignit d’ailleurs jamais son but final et coula en pleine mer). C’est donc à travers les récits plus ou moins exacts qui furent faits dans toute l’Europe de cet évènement que Dürer dessina son Rhinocéros et, grâce à sa gravure sur bois, en donna une image qui fut pendant trois siècles celle que les Européens se firent de la bête.

« L’esthétique (…), écrit Alain Borer dans Déploration de Joseph Beuys, disparaît disparait devant cette exigence supérieure de vérité -commune à la plupart des grands artistes allemands, de Dürer aux expressionnistes-, vérité du matériau contre la fabrication, vérité substantielle opposée aux faux-semblants, vérité des lois naturelles reconduisant aux forces spirituelles… ». Et c’est bien la vérité menant à la spiritualité qu’il explore dans le travail de Beuys, cet artiste-phare de la deuxième moitié du XXe siècle, qui a été victime d’un accident d’avion en Crimée, alors qu’il était pilote dans la Luftwaffe et qui, à partir de là et des soins qui lui ont été prodigués par d’authentiques Tatares (avec de la graisse et du feutre), a eu une véritable révélation, comme Saint Paul sur le chemin de Damas.

Abordant cette œuvre et la figure de Beuys -les deux étant indissociables, ce qui fait que la première a parfois du mal à survivre en dehors de son créateur- en cercles concentriques dans lesquels ils s’insèrent (« pédagogue », « berger », « thérapeute », « évolutionnaire », « révolutionnaire »), l’hommage érudit de Borer célèbre celui qui, comme le dit le communiqué de presse, « fut l’auteur d’un concept d’art élargi à toute la société ; qui vit en chaque homme un artiste ; qui professa très tôt la nécessité de l’assainissement du rapport de l’humanité à son environnement et qui, armé d’une inlassable volonté de guérir son pays natal, ouvrit la voie à toute une génération d’artistes allemands de l’après-guerre » (Kiefer et Richter, pour n’en citer que deux).

Mais alors que ce texte date de 1994, un dernier chapitre inédit intitulé Nazisme et Beuyscoutisme a été rajouté. Il entend analyser les liens de l’artiste et de son œuvre avec le nazisme, ce qui, à l’époque où le catalogue du Centre Pompidou a été réalisé, semblait inconcevable. Et l’auteur de relever toute une série d’ambiguïtés qui vont de citations choc (« Hitler est un dilettante », par exemple) à un refus de regarder l’histoire en face, à une naïveté complaisante, à une forme de nationalisme, à un rejet de la France, des Etats-Unis (et plus ou moins du judaïsme), associés à la frivolité et au matérialiste occidental (d’où le fait que, par exemple, lorsque Beuys est allé à New York pour sa performance I like America and America likes me, il ait d’abord refusé de toucher le sol américain). A point d’en arriver à écrire : « l’œuvre de Joseph Beuys est à prendre avec des pincettes, mais pas pour autant à rejeter, par-delà ses charmes et son « bricolage ». Comme si tout ce qui avait été dit précédemment se trouvait remis en question par ce nouvel angle de vue. Comme si, avec le temps, les errances idéologiques prenaient le pas sur tout le reste…

Quoiqu’il en soit, ces deux courts essais sont passionnants, remarquablement écrits et ils sont vendus dans une très jolie collection de poche illustrée à un prix défiant toute concurrence : 6,50€. Il faut donc les acheter sans attendre si l’on veut avoir une idée du débat d’idées qui agite depuis longtemps l’art allemand.

-Alain Borer, Dürer, Le Burin du graveur et Déploration de Joseph Beuys, 128 pages chacun, Collection Studiolo, L’Atelier contemporain

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