De l’art ou du cochon?
Dans Formes simples, la très belle exposition qu’il a conçue l’an passé pour le Centre-Pompidou-Metz (cf https://larepubliquedelart.com/formes-multiples-au-centre-pompidou-metz/), Jean de Loisy faisait cohabiter des œuvres d’art avec des objets, des pierres ou des instruments de mesure sous prétexte que les unes comme les autres présentaient des formes à la fois simples et infiniment complexes et qu’elles établissaient un dialogue qui en disait long sur le rapport des artistes à ces structures déjà existantes, souvent à l’état brut, dans l’univers. A ce titre, une des pièces les plus symptomatiques de l’exposition était sans doute l’hélice que Marcel Duchamp découvrit en 1912, au Salon de la Locomotion aérienne, devant laquelle il se serait arrêté, subjugué, et qui lui aurait fait dire : « C’est fini la peinture. Qui désormais pourra faire mieux que cette hélice ? »
C’est encore Duchamp que le directeur du Palais de Tokyo convoque aujourd’hui pour imaginer l’exposition qu’il présente, sous le commissariat de Rebecca Lamarche-Vadel, dans son antre, Le Bord des mondes. Un Duchamp qui, en 1913, soit un an après sa réflexion sur l’hélice, se pose la question suivante et qui semble en être la suite logique : « Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas « d’art » ? » Car cette fois, Jean de Loisy et sa collaboratrice vont plus loin et choisissent non plus de juxtaposer des œuvres d’art avec d’autres qui ne le seraient pas, mais de ne montrer que des œuvres et des créateurs qui viennent d’autres domaines que des champs de l’art consacrés. Ces gens-là sont-ils des artistes ? Non, parce qu’ils ne correspondent pas à l’idée que l’on se fait habituellement de l’artiste, c’est-à-dire qu’ils n’en ont, la plupart du temps, pas fait leur métier, qu’ils n’exposent pas dans les galeries ou les musées et viennent d’horizons parallèles, tels que la science, la technologie, l’artisanat, etc. Mais les œuvres qu’ils présentent peuvent-elles avoir le même intérêt qu’un œuvre d’art ? Oui, parce qu’elles sont souvent porteuses d’interrogations, de mystères, de sens, de poésie, de beauté, bref, de tout ce qui fait le prix et la valeur d’une œuvre d’art traditionnelle, même si ce n’est pas forcément intentionnel. Et c’est ce qu’entend démontrer cette exposition.
(Image supprimée conformément aux conditions d’utilisations Adagp)
On trouve donc de tout dans cet assemblage composite qui relève autant du cabinet de curiosité que du Concours Lépine (et la scénographie assez tortueuse renforce ce sentiment d’étrangeté). Le meilleur comme le franchement moins bon. Le meilleur, c’est l’intervention de Bridget Polk, cette performeuse présente pendant toute la durée de l’exposition et qui passe ses journées à faire des sculptures avec des pierres en équilibre précaire, dans un geste relevant de la méditation, avant qu’elles ne s’effondrent et que, tel Sisyphe, elle ne recommence aussitôt. Mais c’est aussi Theo Jansen qui conçoit, à partir de tubes d’isolations, des créatures chimériques entièrement articulées et qui, sous l’impulsion du vent, se déplacent toutes seules, chaque été, sur les plages hollandaises. Ou Jesse Krimes qui, durant sa période d’incarcération dans une prison d’Etat américaine, a transféré sur de petites savonnettes les portraits de ses codétenus pour les introduire dans des jeux de cartes découpés à cet effet (il est ensuite parvenu à les envoyer au monde extérieur, comme pour réaffirmer la présence de ces gens dans le monde dont ils ont été provisoirement écartés). Ou c’est Rose-Lynn Fisher, qui pendant des années a étudié les larmes, les siennes et celles de ses proches, et les a agrandies au microscope pour mettre en évidence la complexité et le caractère insaisissable des sentiments qui nous gouvernent.
Le moins bon, c’est peut-être ce qui est lié à la mode ou à l’apparence physique : les créations capillaires, certes baroques et belles, mais un peu anecdotiques, de Charlie Le Mindu (un des collaborateurs du chorégraphe Philippe Decouflé et de Lady Gaga) ; les robes improbables et réalisées grâce aux techniques digitales d’Iris van Herpen (une styliste hollandaise) ; les vêtements de La S.A.P.E. (Société des Ambianceurs et Personnes Elegantes), ce groupe d’Africains qui ont fait du « look » une véritable religion, et qui, sagement rangés dans des vitrines, perdent un peu de leur superbe (mais le soir du vernissage, des « sapeurs » leur donnaient vie et leur restituaient toute leur excentricité bariolée et joyeuse).
On sort donc de l’exposition plutôt convaincu et en répondant positivement à la question de Duchamp : oui, on peut faire des œuvres qui ne sont pas exclusivement « d’art ». Mais aussitôt, on est assailli par un doute. Et si cet assemblage hétéroclite d’œuvres de provenance aussi diverses (certaines, comme la « machine à capturer les nuages » de Carlos Espinosa, ont même été brevetées et offertes en usage libre à l’Unesco) relevait d’une forme d’exotisme ? S’il ne s’agissait que d’une volonté un peu naïve et puérile de vouloir à tous prix montrer que l’art ne se trouve pas forcément là où on l’attend ? De ce point de vue-là, la confrontation entre œuvres d’art véritables et objets trouvés ou manufacturés dans l’exposition Formes simples me semblait plus pertinente et c’est peut-être à ce principe qu’il aurait fallu revenir ici. D’ailleurs, les irrésistibles « chindogus » de Kenji Kawakami (des inventions loufoques comme cette brassière-serpillière qui permet au bébé de ramper à quatre pattes tout en nettoyant le sol) n’auraient-ils pas gagné à être montrés en parallèle, par exemple, aux POF de Fabrice Hyber qui leur ressemblent à bien des égards, mais qui, eux, s’inscrivent dans une toute autre démarche artistique ? Ou les cartes obsessionnelles de Jerry Gretzinger, un américain de plus de soixante-dix ans, qui depuis des années dessine chaque matin de nouveaux éléments d’un monde imaginaire, n’auraient-elles pas eu plus de sens en étant juxtaposées, par exemple, à celles incroyablement lyriques et picturales de Julie Mehretu ou à celles extrêmement complexes et élaborées d’une Jorinde Voigt ? Il me semble que l’exposition y aurait gagné en épaisseur, en résonance et qu’on aurait pu voir comment l’art dit « consacré » se nourrit de pratiques marginales et transgressives et réciproquement.
–Le Bord des mondes, jusqu’au 17 mai, au Palais de Tokyo, 13 avenue du Président Wilson 75116 Paris (www.palaisdetokyo.com).
A noter que pendant cette même période, on peut aussi voir une grande exposition consacrée à Takis et intitulée Champs magnétiques, parce que toute l’œuvre de ce sculpteur aujourd’hui âgé de 90 ans repose sur cette source d’énergie (commissariat : Alfred Pacquement). La preuve que cette nouvelle saison du Palais de Tokyo est vraiment celle des forces telluriques.
Images : Jerry Gretzinger, Jerry’s Map, 1963-2014, Courtesy de Jerry Gretzinger ; Theo Jansen, Animaris Umerus, 2010, Courtesy de l’artiste, ADAGP, Paris 2015; Carlos Espinosa, Atrapanieblas Macrodiamante, 781025, 2014, Courtesy de Carlos Espinosa. Vues de l’exposition Le Bord des mondes, Palais de Tokyo 2015. Photos : André Morin.
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