de Patrick Scemama

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La République de l'Art
De l’immatériel au charnel…

De l’immatériel au charnel…

Janvier est un mois généralement creux pour les galeries. On y digère les fêtes de fin d’année, on prépare les foires à venir et le affaires tournent quelque peu au ralenti. Le froid glacial qui s’abat sur Paris en ce moment n’arrange pas les choses. Mais trois expositions parmi celles qui se sont ouvertes en ce début d’année ont permis d’échapper à la torpeur hivernale.

-La première est celle que la galerie Perrotin consacre à Pieter Vermeersch. Pieter Vermeersch est un peintre abstrait belge qui travaille la lumière et l’immatériel. Ses tableaux (souvent de grands formats) sont comme des décompositions de la couleur qui vont du point le plus sombre au point le plus clair. Réalisés par de fines couches de peinture, tandis que celle-ci est encore fraîche, ils atteignent une sorte de transparence, de sfumato délicat qui n’est pas sans évoquer les ciels de Turner. En fait, ils partent d’une base réaliste puisqu’ils sont composés à partir de photos généralement prises à l’aube ou au crépuscule, dont l’artiste inverse les couleurs. Mais ils renvoient à une abstraction pure, incite à la contemplation et se perdent dans les régions éthérées de l’azur (Pieter Vermeersch réalise aussi des peintures murales qui sont comme des installations immersives ou des œuvres in situ comme le mur extérieur des Galeries Lafayette de Biarritz).

La démarche est de toute beauté et elle produit des œuvres subtiles et ineffables, d’une élégance absolue. Mais elle a pour risque la redite, la répétition et une certaine forme d’ennui (elle pourrait vite tourner au procédé). Tout l’intérêt de la présente exposition est de remettre en question ces acquis. Car elle présente des œuvres qui, pour la plupart, sont peintes sur un support qui semble s’opposer diamétralement à la fragilité du travail de Pieter Vermeersch : le marbre. Depuis quelque temps, en effet, l’artiste s’intéressait à ce support, dont il cherchait à retrouver, à l’aide de quelques touches de peinture, le spectre chromatique qui le composait. Mais là, il va plus loin et recouvre une partie de la plaque de marbre du dégradé lumineux dont il a le secret. Ou il appose une plaque de marbre contre une de ses toiles à la couche si délicate. On assiste donc à un combat, comme celui de David contre Goliath : celui du matériau lourd, pérenne, naturel, marqué par les strates du temps contre celui de la touche légère, aérienne, artificielle. De ce combat naissent non seulement une poésie, un romantisme, un choc des contrastes, mais aussi une réflexion puissante sur la nature de la peinture  et sur son rapport au monde réel.

Hildebrandt-Autre artiste qui a fait de l’immatériel son terrain de prédilection : Gregor Hildebrandt. Mais l’immatériel dont il est question ici est d’une autre nature, puisqu’il s’agit de disques, de cassettes VHS ou de bandes magnétiques qui sont devenues obsolètes (même si le disque vinyle a fait grand retour ces dernières années, la musique et les films se téléchargent aujourd’hui essentiellement). Dans un premier temps, l’artiste les utilisait surtout pour les chansons ou les films dont ils étaient virtuellement porteurs, même si on ne pouvait pas y avoir accès. Mais progressivement, il leur a conféré une valeur autonome, pas complètement coupée de leur contenu, mais suffisamment riche plastiquement pour pouvoir construire des œuvres abstraites, mystérieuses ou faisant référence à une esthétique moderniste.

L’exposition qu’il présente actuellement à la galerie Almine Rech, Alle Schläge sind erlaubt (« Tous les coups sont permis »), en référence à une pièce composée uniquement d’échiquiers d’époques et de lieux différents, est aussi ambitieuse dans ses dimensions que dans ce qu’elle propose. Elle est construite comme un labyrinthe fait de murs de colonnes de disques que l’artiste a fondus pour leur donner la forme de moules à gâteaux. A l’intérieur, il a placé une série d’œuvres qui peuvent sembler assez différentes les unes des autres, mais qui sont toutes réalisées à partir d’éléments issus de la cassette ou de la bande magnétique (la bande elle-même, mais aussi des petites feuilles de cuivres qui servent de support aux morceaux de feutre présents dans les cassettes ou les embouts bleus et turquoise qui se trouvent aux extrémités de celle-ci). Une pièce, particulièrement, résume tout ce que Gregor Hildebrandt parvient à imaginer à partir de ce matériau : il s’agit de Hirnholzparkett (« Parquet en bouts de bois »), dont la surface visible est constituées des tranches d’innombrables bandes de cassettes audio. L’artiste les a coupées en morceaux rectangulaires avant de les couler dans de la résine pour en faire un sol en mosaïque. Placée au pied d’un mur de cassettes dont la tranche reproduit un arbre dénudé en noir et blanc, elle agit comme un étang de nénuphars au milieu d’un jardin japonais. C’est là-encore éminemment poétique, raffiné, plein d’une délicatesse que ne laisse pas supposer l’aspect initial, en plastique bon marché, du support utilisé.

Bidgood_Vintage050_1963_vintage C-Print_9 x 9 cm-Si Pieter Vermeersch et Gregor Hildebrandt jouent des codes de l’immatériel et de l’ineffable, James Bidgood, lui, se situe délibérément du côté de la chair. Bidgood, on le connaissait surtout pour Pink Narcissus, ce monument du cinéma gay underground qui fut longtemps frappé d’interdiction et sortit sans nom d’auteur (en conflit avec son producteur, l’artiste fut privé de ses droits et il fallut une longue bataille juridique pour que ceux-ci soient enfin reconnus). Mais on connaissait moins son travail photographique, que Taschen avait pourtant reproduit dans  un livre, mais en le déformant, en altérant ses formats et ses couleurs.

La galerie Mathias Coulaud, en collaboration avec Christophe Langlitz,  a l’intelligence et la pertinence de le présenter aujourd’hui. Il s’agit de tirages qui ont tous été réalisés en 1963, c’est-à-dire avant la réalisation de Pink Narcissus, mais qui en préfigurent l’esthétique. Il s’agit de petits tirages (9 x 9 cm), dont les couleurs ont un peu pâli, qui ressemblent à des polaroids, mais qui n’en sont pas. On y voit des jeunes garçons dans des poses lascives, nus ou presque, devant des décors oniriques réalisés dans l’appartement de l’artiste, avec trois francs six sous. Et on réalise à quel point cette esthétique a marqué toute une génération d’artistes comme Pierre et Gilles, mais aussi un style ou une école publicitaire issus de la mouvance gay.  Bien sûr, on peut parler de kitsch, d’érotisme suranné, de porno soft et sucré. Mais à la différence de Pierre et Gilles, justement, qui sont allés dans l’outrance et la surcharge décorative, les photos de James Bidgood restent modestes, bricolées, malhabiles. Et c’est ce qui en fait leur charme, leur simplicité, leur poésie. Ici, la Tour Eiffel n’est qu’une ombre aux contours approximatifs et les nuages sont faits de papier aluminium froissé. En fait, c’est plutôt de Cocteau qu’il faudrait les rapprocher, de la manière dont Cocteau, au cinéma, utilisait les moyens les évidents  pour réaliser les effets spéciaux les plus étonnants et les plus sophistiqués.

 

-Pieter Vermeersch, jusqu’au 18 février à la galerie Perrotin, 76 rue de Turenne, 75003 Paris (www.perrotin.com)

-Gregor Hildebrandt, Alle Schläge sind erlaubt , jusqu’au 25 février à la galerie Almine Rech, 64 rue de Turenne 75003 Paris (www.alminerech.com)

-James Bidgood, jusqu’au 4 mars à la galerie Mathias Coullaud,  12 rue de Picardie 75003 Paris (www.mathias-coulaud.com)

 

Images : Pieter Vermeersch, Untitled, 2016, Huile sur marbre / Oil on marble 149,1 x 110,1 cm / 58 11/16 x 43 3/8 inches Courtesy of the Artist & Galerie Perrotin; Gregor Hildebrandt , View of the exhibition ‘Alle Schläge sind erlaubt’ 12.01 – 25.02.2017, Almine Rech Gallery, Paris © Gregor Hildebrandt – Photo: Rebecca Fanuele, Courtesy of the Artist and Almine Rech Gallery; James Bidgood, vintage 1963 © James Bidgood

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