Eloge de l’incompris
Dans l’entretien qu’il a accordé à Guillaume Désanges, le commissaire du cycle « Poésie balistique » qui se tient depuis le printemps 2016 à La Verrière de Bruxelles1, Jean-Luc Moulène, qui y expose en ce moment, déclare : « En fait, je n’ai jamais rien compris à rien. Je n’ai jamais rien compris à l’école, par exemple. Je comprenais qu’il était question de nous apprendre quelque chose, mais je n’avais même pas d’idée de la nature de ce que nous devions apprendre. (…) Peu à peu, j’ai commencé à pouvoir fixer des relations à travers des formes de la non-compréhension. On dit bien que l’art n’est pas fait pour être compris et je me demande si justement ces formes du non-comprendre ne sont pas comme un négatif du monde. Elles nous introduisent à de vraies connaissances hermétiques. Ce sont les voies du mystère. »
Bien, donc, il n’y aurait rien à comprendre, juste à ressentir, et cette non-compréhension nous mènerait à un autre niveau de connaissance. Il est vrai que le travail de cet artiste né en 1955 est toujours resté mystérieux : il s’est d’abord fait connaître par des photographies souvent frontales, brutes, sans fioritures, comme les portraits de ces prostituées d’Amsterdam qu’il faisait poser nues, devant un fond neutre, les jambes écartées, le sexe ouvert face à l’objectif. Puis il est passé au dessin et à la sculpture qui ont constitué l’essentiel de ses dernières expositions. Mais sans que ce qui les précède soit renié pour autant, sans qu’on puisse dire qu’il y a différentes « périodes » dans son œuvre. Comme si, au contraire, une chose était la résultante d’une autre, comme si c’était la forme qui prévalait et que celle-ci était en perpétuelle mutation.
L’exposition qu’il propose à La Verrière, sous le titre En angle mort, ne se révèle pas davantage transparente. Quelle lien, en effet, peut-on faire entre la photographie d’une échelle dans un verger (Echelle, Fénautrigues, décembre 1998, 2007), une sculpture faite d’une lame de cutter et d’une balle de mitraillette (Munition vierge, 1978-2018), de traces de champignons qui tentent de proliférer sur une feuille de papier (Spores, 2017) ou de peintures à l’huile sur goudron qui ne sont pas fixées et continuent d’évoluer en fonction des conditions de conservation et de la température ambiante (Sous-chromes, 2017) ? Dans l’entretien cité plus haut, Jean-Luc Moulène dit aussi vouloir tordre le cou à toute séquence logique : « Pour moi, une séquence logique doit absolument être encadrée par des points de suspension de chaque côté, sinon elle a un début et une fin et cela ne me convient pas ? Si tu intègres une section au sein de l’ensemble des objets que j’ai pu fabriquer, il faut laisser une ouverture. Dès l’instant que trois objets sont choisis à titre de démonstration, c’est que ces trois objets convergent vers cette démonstration et donc qu’ils se referment sur eux-mêmes. Et c’est cela que je ne veux pas. »
Pourtant, l’exposition est séduisante et sensuelle, plus sans doute que d’autres, plus cérébrales, de l’artiste. Cela tient sans doute à cette série de Sous-chromes, qui en constitue l’essentiel et qui pourrait presque faire penser aux « grattages » de Gerhardt Richter. Il s’agit en fait de diptyques, qui peuvent être montrés ensemble ou isolément. Sur un panneau, Moulène applique une couche de peinture noire, puis une couche d’une autre couleur. Sur l’autre, la couche de peinture noire est remplacée par du goudron, c’est-à-dire une matière qui ne sèche jamais vraiment et qui brouille la couche de couleur qui la recouvre, lui donnant un aspect qu’on ne peut jamais maîtriser. On peut y voir une image de l’Autre, à la fois identique et différent, qui échappe toujours à l’appréhension. On peut y lire une métaphore du couple et de l’amour, qui persiste, mais se transforme avec le temps. Autant d’éléments qui permettent une approche organique, presqu’émotionnelle, des œuvres. Mais c’est comme si l’artiste s’en méfiait et qu’il voulait là encore les mettre à distance : pour que la vision qu’on en a soit sans cesse renouvelée et qu’elle soit soumise aux règles du hasard, il place au centre de l’espace deux mobiles en miroirs qui se déplacent à l’aide de capteurs et qui réfléchissent l’exposition sous de nouveaux angles (« l’angle mort » du titre). Un ajout dont on pourrait, à mon sens, se passer et qui a tendance à se dérégler (les deux mobiles se neutralisant l’un l’autre).
Le travail de Julien Creuzet qui est présenté en ce moment à la fois à la Fondation Ricard et au centre d’art Bétonsalon est-il plus facilement accessible ? Pas vraiment si l’on s’en tient aux pièces elles-mêmes, à mi-chemin entre sculptures et installations, et dont l’esthétique hybride, composite, pourrait faire penser à celle d’un Neil Beloufa ou d’un David Douard à laquelle on aurait rajouté des éléments créoles. Mais au moins l’univers où il puise ses sources et qu’il tente de retranscrire est-il plus identifiable, plus ouvert à la compréhension. Le jeune homme, qui avait fait une intervention très remarquée lors de la dernière Biennale de Lyon, est d’origine antillaise et, comme le dit le communiqué de presse qui accompagne l’exposition : « il commente et met en forme des histoires de déplacements, d’exils, d’acculturation et de réappropriation des identités, posant sans ambiguïté la question de ce que signifie aujourd’hui être Antillais.e en France ». Donc il met en avant la question du post-colonialisme qui est devenue la tarte à la crème de toute exposition qui se respecte aujourd’hui dans l’hexagone. Mais au moins a-t-il la légitimité pour le faire et ce qui est touchant dans son projet, c’est qu’il est généreux, rassembleur et qu’il se nourrit aussi bien de considérations politiques et économiques liées au sort des personnes « déplacées » (en s’appuyant en particulier sur les théories du philosophe Achille Mbembe) que d’histoires intimes et personnels.
Les deux expositions qu’il présente simultanément dans les deux lieux (Toute la distance de la mer, pour que les filaments à l’huile des mancenilliers nous arrêtent les battements de cœur. – La pluie a rendu cela possible (…) et La pluie a rendu cela possible depuis le morne en colère, la montagne est restée silencieuse. Des impacts de la guerre, des gouttes missile. Après tout cela, peut-être que le volcan protestera à son tour. – Toute la distance de la mer (…)) sont comme le flux et le reflux d’une même vague (la mer et les éléments qui y sont rattachés sont d’ailleurs omniprésents dans son travail). Le dernier jour de l’exposition à la Fondation Ricard sera un jour de performances et ensuite les œuvres seront rassemblées à Bétonsalon pour former un tout gigantesque. Elles portent chacune un titre qui est composé du début et de la fin d’un poème que l’artiste a écrit, que l’on peut lire, mais aussi entendre, car il l’a mis en musique et il est diffusé dans l’espace d’exposition. Et c’est ce qui beau et qui constitue la colonne vertébrale, au fond, de ce projet : la poésie. Ici, tout converge vers ce poème dont on ne sait plus trop s’il a donné naissance aux œuvres ou si ce sont les œuvres qui ont permis son écriture. C’est aussi tout le travail de Julien Creuzet qui peut se lire à l’aune de ce rapport au texte et du rapport qu’il entretient avec l’image. Qu’importe alors si les pièces paraissent un peu brutes ou volontairement sommaires, on traverse les expositions comme bercé par les rythmes caressants et entêtants d’une voix qui nous parle de pluie, de volcan, d’eau et de sable, mais aussi d’animaux marin dangereux pour l’homme (la galère portugaise) ou de fruits à l’aspect trompeur, que l’on peut prendre pour des pommes, mai qui se révèle terriblement toxique (le mancenillier). Bref, de métaphores et de leurres.
1Rappelons qu’avec ce cycle, le commissaire « entend faire ressentir les liens invisibles qu’entretiennent certaines pratiques programmatiques –de l’art minimal à l’art conceptuel en passant par l’extrême rigueur de la photographie objective- avec une forme de poésie radicale, mutique, qui se manifeste plus qu’elle ne s’énonce »
–En angle mort de Jean-Luc Moulène, jusqu’au 31 mars à La Verrière de la Fondation d’entreprise Hermès, 50 boulevard de Waterloo 1000 Bruxelles (www.fondationdentreprisehermes.org)
– Toute la distance de la mer, pour que les filaments à l’huile des mancenilliers nous arrêtent les battements de cœur. – La pluie a rendu cela possible (…) de Julien Creuzet, jusqu’au 19 février à la Fondation d’entreprise Ricard, 12 rue Boissy d’Anglas 75008 Paris (www.fondation-entreprise-ricard.com)
– La pluie a rendu cela possible depuis le morne en colère, la montagne est restée silencieuse. Des impacts de la guerre, des gouttes missile. Après tout cela, peut-être que le volcan protestera à son tour. – Toute la distance de la mer (…) de Julien Creuzet, jusqu’au 14 avril à Bétonsalon, 9 esplanade Pierre Vidal-Naquet 75013 Paris (www.betonsalon.net)
Images : Jean-Luc Moulène, Sous-chromes 9, 2017, Peinture à l’huile sur goudron sur panneau, 38 × 46 × 2 cm, Photo: Émile Ouroumov, 2017 Courtesy Galerie Greta Meert © Jean-Luc Moulène / ADAGP Paris 2017 ; vue de l’exposition En Angle mort, La Verrière, Bruxelles, 2018.Courtesy de l’artiste © Isabelle Arthuis. Fondation d’entreprise Hermès. Au centre de l’espace :
J-L Moulène, Cosmo (détail), 2017, aux murs : J-L Moulène, oeuvres de la série des Sous-chromes, 2017 ; vue de l’exposition Toute la distance de la mer, pour que les filaments à l’huile des mancenilliers nous arrêtent les battements de cœur. – La pluie a rendu cela possible (…), Julien Creuzet, 2018.
Crédit Aurélien Mole / Fondation d’entreprise Ricard ; vue de l’exposition La pluie a rendu cela possible depuis le morne en colère, la montagne est restée silencieuse. Des impacts de la guerre, des gouttes missile. Après tout cela, peut-être que le volcan protestera à son tour. – Toute la distance de la mer (…), Julien Creuzet, 2018. Crédit Aurélien Mole / Bétonsalon – Centre d’art et de recherche.
Une Réponse pour Eloge de l’incompris
Merci pour ce superbe billet
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