de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Enrique Ramirez et Agnès Thurnauer, traversées dans le Nord

Enrique Ramirez et Agnès Thurnauer, traversées dans le Nord

Enrique Ramirez, l’artiste chilien qu’on aime beaucoup et dont on a toujours défendu le travail ici (cf Enrique Ramirez – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)), a fait une partie de ses études au Fresnoy de Tourcoing, cette école spécialisée dans la vidéo et les arts numériques. « Lorsqu’il est arrivé, se souvient Pascale Pronnier, qui en est la responsable des productions artistiques, il ne parlait pas français, mais son univers était déjà bien identifié et il a réalisé à l’école des films qui sont la matrice de sa production future ». Le temps a passé, Enrique Ramirez a commencé une belle carrière, il a été vu dans de nombreuses expositions et a été sélectionné pour le Prix Marcel Duchamp (cf Le Prix Duchamp nouveau est arrivé – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)). Mais il n’a jamais complètement coupé les ponts avec cette institution ultra-moderne (ce « Bauhaus de l’électronique », comme on l’appelait au moment de sa gestation) où il a gardé tant de souvenirs. Et il y revient aujourd’hui avec une exposition qui est réalisée en collaboration avec la Collection Pinault, puisqu’il a aussi passé un an à Lens, dans la résidence que le célèbre collectionneur/mécène a ouverte pour les jeunes artistes.

Le principe de l’exposition est de faire dialoguer des œuvres d’Enrique Ramirez avec des œuvres de la Collection sur un thème qui lui est cher, à savoir celui de la traversée, la migration, le déplacement des populations et l’effacement des frontières entre l’humain, l’animal et le végétal (rappelons pour mémoire qu’il a réalisé un film hors-normes de vingt-cinq jours, Océan, qui correspond à la durée d’un voyage en bateau entre Valparaiso et Dunkerque). On y voit donc un ensemble d’œuvres de l’artiste (dont la vidéo inédite en France La memoria verde, qui a été réalisée pour la Biennale de La Havane en 2019 et qui fait état de l’extinction de la mémoire ainsi que des plantes et des traditions à Cuba, Mirror, ce bateau renversé dont la voile figure la carte de l’Amérique du Sud ou Cruz, mar del plata, une photo qui a été conçue dans le cadre des 40 ans de la commémoration de l’abdication de la dernière dictature argentine), associé à des œuvres de Lucas Arruda (quelques sublimes peintures de jungle ou de mer), de Daniel Steegmann Mangrané (une sculpture incroyablement délicate en branches de fougère), de Vidya Gastaldon (un poétique arc-en-ciel réalisé entièrement en laines de différentes couleurs), de Paulo Nazareth (une série de photos qui documente un voyage sans passeport ni document officiel d’une favela brésilienne à New York) ou de Danh Vo (un amoncellement de branches d’arbres dans lequel apparaissent les sections démembrées d’un Christ en chêne du XVIIe siècle). Bref, autant d’œuvres marquantes qui font toutes appel aux éléments naturels et rappellent la fragilité de notre planète, tout autant que l’exploitation qui en est faite.

La force de l’exposition est de confronter les œuvres les unes avec les autres, sans cimaises ni séparations, dans un même espace plongé dans l’obscurité. En effet, hormis celles nécessitant une proximité physique qui sont présentées dans une salle claire à l’entrée (une sculpture de Jean-Luc Moulène ou un dessin de Joaquin Torres Garcia), toutes les autres œuvres se font face, se complètent ou se voient en transparence. Et le bateau d’Enrique apparait ainsi devant sa vidéo de l’arbre le plus ancien d’Amérique du Sud (Alerce), entre l’arc-en-ciel de Vidya Gastaldon, proche d’une œuvre en jasmin de Latifa Echakhch et avec les branches de la sculpture de Danh Vo qui lui font face, etc., etc. Et les sons s’entremêlent qui vont de la fanfare sortant la mer de Un hombre que camina, la vidéo réalisée en Bolivie qui symbolise le passage du monde des morts à celui des vivants, à ceux captés en direct aux deux pôles de la planète ou à ceux provenant d’objets en terre cuite noire réalisés en collaboration avec un artisan péruvien et qui sifflent en faisant alterner l’eau et l’air (ces deux dernières œuvres ayant été conçues par Enrique Ramirez lors de sa résidence à Lens). Et c’est ainsi que l’on comprend le sens de cette exposition, les forces qui l’animent : le souffle de la respiration, la puissance tellurique, l’immensité de la mer liée aux destins humains, à ceux qu’on y a fait périr, à ceux qui risquent leur vie chaque jour pour la traverser et trouver des conditions de vie plus décentes. Sous cette grande nef du Fresnoy, qui servait autrefois de salle de bal se joue désormais une autre danse, moins insouciante, mais autrement plus poignante : celle d’un monde menacé par la guerre et les injustices dans lequel les peuples s’efforcent malgré tout de survivre, celle d’un éternel recommencement de la nature que la folie des hommes ne parvient pas à éteindre.

C’est à une autre traversée que nous invite Agnès Thurnauer, quelques kilomètres plus loin, au LaM de Villeneuve d’Ascq : une traversée du langage. L ’artiste, on le sait (cf Agnès Thurnauer, écriture plurielle – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)), éprouve une véritable fascination pour l’écriture, pour le sens qu’elle véhicule, mais aussi pour sa force plastique, pour la manière dont on peut se déplacer à l’intérieur. Au LaM, elle ouvre l’exposition par les fameuses matrices, ces moules de lettres dont on peut voir une version en acier au Musée de l’Orangerie, mais qui sont ici réalisées en pâte de verre, pour répondre à un superbe petit tableau cubiste de Picasso, Nature morte espagnole, qui est dans la collection du musée et qui lui apparaît comme une bouche qui déverse des mots. Un peu plus loin, un grand tableau en quatre parties, Le Grand Rêve, qui a été créé en 2006 pour une exposition au Palais de Tokyo et qui représente un débat ayant eu lieu à l’occasion de la XIVe Triennale d’art et d’architecture de Milan, donne une version bidimentionnelle de ces lettres en réserve et associé déjà le texte à l’image. Dans une autre salle, ce sont des tableaux à l’intérieur desquels les mots se déforment qui sont présentés. Et tout le parcours est ponctué par des « Prédelles », ces diptyques de petite taille (même format que les panneaux que l’on trouvait à la base de certains retables au Moyen-Age) dans lesquels le mot est coupé en deux, laissant dans l’interstice comme un blanc dans l’apprentissage du langage.

A l’occasion de cette exposition, et sans doute pour rendre hommage à la grande Etel Adnan qui partageait ce type de préoccupations (cf Ecrire, c’est dessiner – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)), les commissaires (Grégoire Prangé et Sébastien Delot, directeur de l’institution) ont incité Agnès Thurnauer à réaliser des « leporellos », ces livres pliés qui combinent texte et dessin, parfois recto-verso. Ils ont bien fait, car on y trouve, au fond, un condensé de la manière de l’artiste : le goût des livres (elle a même publié son journal aux Editions des Beaux-Arts), son jeu avec les mots et sa pratique picturale. Et c’est là, à mon avis, qu’il trouve son accomplissement. Agnès Thurnauer est une artiste de l’intime, qui joue très souvent sur les agrandissements et les notions de volume (cf la salle où des matrices sont agrandies au point qu’elles nous dominent), mais qui n’est jamais autant elle-même que dans l’univers des bibliothèques, ce lieu où sa pensée circule, où elle trouve matière à s’incarner. D’ailleurs, elle expose aussi en ce moment une sélection d’œuvres (surtout des Prédelles) à la librairie-galerie Métamorphoses à Paris. C’est bien la preuve que, pour elle, texte et peinture ne font qu’un, qu’écrire c’est dessiner et réciproquement.

Jusque-là, jusqu’au 30 avril au Fresnoy, Studio national des Arts contemporains, 59202 Tourcoing (www.lefresnoy.net)

-Agnès Thurnauer, A comme Boa, jusqu’au 26 juin au LaM, 1 allée du Musée 59650 Villeneuve d’Ascq (www.musee-lam.fr) et jusqu’au 19 mars à la librairie-galerie Métamorphoses, 17 rue Jacob 75006 Paris.

Images : Enrique Ramirez, Autorretrato, 2016 Photographie noir et blanc, impression numérique 87 x 105 cm © Enrique Ramírez, ADAGP Paris 2022 Courtesy de l’artiste et Michel Rein, Paris/Brussels ; Danh Vo, Log Dog, 2013 59 troncs et branches en bois (dont 3 avec inserts sculptés), 4 bûches et chaînes, 6 sculptures en bois sculpté, 1 groupe de particules de bois avec une boîte en carton doré Dimensions totales variables : 112.5 x 500 x 700 cm © Danh Vo Courtesy de l’artiste et kurimanzutto, Mexico City Photo © Estudio Michel Zabé, 2013 Pinault Collection ; Agnès Thurnauer, Phrase#4, 2021, Leporello : marqueur, peinture acrylique et crayon sur papier, 25x125cm (déplié), photo : Nicolas Dewitte / LaM ©Agnès Thurnauer ADAGP 2022

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