de Patrick Scemama

en savoir plus

La République de l'Art
Gertrude Stein et Pablo Picasso, l’exposition trompeuse

Gertrude Stein et Pablo Picasso, l’exposition trompeuse

Il est des expositions qui en cachent d’autres. C’est le cas, par exemple, de celle présentée au Musée du Luxembourg (le jardin, pas le pays). Elle a pour titre : Gertrude Stein et Pablo Picasso, L’invention du langage et l’on pense donc qu’elle va être entièrement consacrée aux relations entre le peintre espagnol et celle qui fut une de ses premières collectionneuses. Et, de fait, les premières salles évoquent cette période précubiste de Picasso (avant Les Demoiselles d’Avignon) et les autres peintres qui firent partie de l’imposante collection de la mécène américaine (Juan Gris, Braque, Matisse, entre autres). Mais le célèbre portait que Picasso fit d’elle et que beaucoup considèrent justement comme son premier tableau cubiste (celui dont il disait à ceux qui ne le trouvait pas très ressemblant que Gertrude Stein « finirait par lui ressembler » !) n’est même pas présent et, assez rapidement, on passe à autre chose.

Cet autre chose, c’est l’influence que ces deux géants de la modernité eurent sur leurs successeurs. Influence indirecte, car on sait que l’art de Picasso, par exemple, était trop singulier pour pouvoir faire école. Mais influence qui se situe davantage au niveau de la déconstruction du langage, qui était à la base du cubisme, et que Gertrude Stein appliquait dans ses textes et poèmes (elle pensait avoir trouvé un équivalent littéraire au langage pictural de Picasso et écrivit plusieurs textes en regardant les toiles de son ami et maître). Une influence qui mit du temps à se faire sentir, car la forme utilisée par les deux acolytes était parfois trop hermétique pour être immédiatement saisie, mais qui devient perceptible chez les artistes de la seconde moitié du XXe siècle, qui trouvent en l’écriture de Gertrude Stein un modèle d’avant-garde et de contre-culture.

Pour les artistes du fameux Black Montain College, en particulier, ce chaudron de la modernité américaine d’où sortirent les plus talentueux de cette époque, et plus spécifiquement pour le couple John Cage / Merce Cunningham qui est en train d’y révolutionner l’écriture sonore et chorégraphique. Car peut-être plus que dans les arts plastiques à proprement parler, c’est d’abord dans les arts vivants et la danse que cette nouvelle manière d’aborder l’objet littéraire va se faire sentir : le Living Theater, mais aussi Trisha Brown, Phil Glass, Yvonne Rainer, Lucinda Childs et Andy de Groat, entre autres, tous vont se revendiquer de la papesse qui tint longtemps salon au 27 rue de Fleurus et qui écrivit elle-même le livret d’un opéra avec Virgil Thompson, Four Saints in Three Acts.

Et comme à cette époque, danseurs, musiciens et plasticiens travaillaient la main dans la main, ce sont donc les peintres qui prirent le relai, à diverses fins et dans différentes perspectives qu’il serait trop long de résumer ici. En tous cas, les collaborateurs et amants des uns et des autres, Robert Rauschenberg et Jasper Johns, Bruce Nauman, Sol Lewitt ou Carl Andre illustrèrent à leurs manières la grammaire « steiniennne » et toutes les écoles furent concernées : de Fluxus (Nam June Paik) au Minimalisme, de l’Art conceptuel (Joseph Kosuth) au Pop (Andy Warhol, etc.). Jusqu’aux artistes plus contemporains, afro-américains comme Ellen Gallagher ou Glenn Ligon, ou d’origine cubaine comme Felix Gonzalez-Torres (avec une très émouvante photo de la tombe fleurie au Père Lachaise de Gertrude Stein et d’Alice Toklas sa compagne), qui s’inscrivirent dans le non-conformisme et la « queerness » de l’auteur de Tender Buttons ou Three Lives.

C’est tout cela qu’on voit sous les plafonds dorés du Musée du Luxembourg. Même en l’absence du fameux portrait, Cécile Debray, qui est commissaire de l’exposition et qui dirige le Musée Picasso, a fait sortir de ce dernier quelques trésors (en particulier les petites sculptures faites à partir de fonds de poches, une activité à laquelle Gertrude Stein et Picasso adoraient se livrer). Elle les montre au côté d’autres petits chefs d’œuvre de Cézanne, de Braque, de Gris et d’archives qui montrent la richesse et la profondeur de l’échange entre les deux expatriés (même si chez Picasso, qui considérait Gertrude Stein à l’égal d’un homme, on ne sait jamais complètement quelle est la part de sincérité). Et tout autour, ce sont ces documents sonores et audiovisuels et ces œuvres phares de l’art contemporain que l’on n’a pas souvent l’habitude de voir dans cette institution, plus connue pour ses expositions d’art ancien ou d’Impressionnisme.

En fait, certains disent que cette exposition ne devait pas se faire sous cette forme, qu’elle en remplacerait une autre, qui n’a pas pu être prête à temps et que, du coup, elle aurait été montée dans l’urgence, un peu avec les moyens du bord (surtout qu’une exposition très complète sur la collection des Stein, frère et sœur, a été présentée au Grand Palais, il y a quelques années). Nous n’avons pas pu vérifier cette information, mais si elle se révélait exacte, elle prouverait qu’un contretemps fait parfois bien les choses et permet d’aborder des sujets bien connus sous des angles jamais exploités jusqu’alors.

-Gertrude Stein et Pablo Picasso, L’invention du langage, jusqu’au 28 janvier au Musée du Luxembourg, 19 rue de Vaugirard 75006 Paris (www.museeduluxembourg.fr)

Images : Man Ray Gertrude Stein, 1922 Image positive obtenue par inversion des valeurs de la numérisation du négatif original (tirage d’exposition), négatif original : 9 × 12 cm Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / image Centre Pompidou, MNAM-CCI © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2023 © Succession Picasso 2023 ; Robert Rauschenberg Centennial Certificate MMA 1969 lithographie couleur 91,4 × 63,5 cm New York, The Metropolitan Museum of Art, Florence and Joseph Singer Collection, 1972 © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / image of the MMA © Robert Rauschenberg Foundation / Adagp, Paris, 2023 ; Joseph Kosuth Self-defined in five colors 1966 néons, 12,5 × 232 × 3 cm Paris, Fondation Louis Vuitton © Primae / David Bordes © ADAGP, Paris 2023

Cette entrée a été publiée dans Expositions.

0

commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*