Homme – et monde – sans qualités
Avant d’évoquer l’édition 2018 du Prix Ricard, il est peut-être nécessaire de rappeler la vocation et le fonctionnement de ce prix. Fondé il y a maintenant vingt ans par le célèbre fabricant d’apéritif, il a pour but de récompenser un artiste français ou vivant en France de la scène émergente. Pour ce faire, la direction (animée par la très dynamique Colette Barbier) aurait pu faire appel à un collège de commissaires qui se serait réuni pour faire une sélection des artistes qui lui semblaient les plus prometteurs de cette scène, mais il en a été décidé autrement et on a préféré désigner un seul commissaire qui a pour charge d’établir tout seul la liste. Cela a pour inconvénient de n’être pas toujours très représentatif et de refléter surtout les goûts du (ou de la) commissaire (on se souvient de certaines éditions où c’était particulièrement flagrant, comme celle, par exemple, animée par Marc-Olivier Wahler, où mieux valait être amateur de sueur et de boulons pour avoir une chance de figurer parmi les heureux élus). Mais c’est un choix dont il faut accepter la règle et à partir duquel le jury, composé essentiellement de collectionneurs et d’acteurs du monde de l’art, vote et que le prix – d’un montant de 15 000€, correspondant à l’achat d’une œuvre offerte et exposée au Centre Pompidou, et d’une aide pour une exposition à l’étranger – est remis pendant la Fiac, lors du fameux « Bal jaune ».
L’édition 2018 du Prix, qui fête donc son vingtième anniversaire, a été confiée à Neil Beloufa, un commissaire qui a la particularité d’être avant tout un artiste et qui a d’ailleurs déjà exposé à la Fondation (mais une des particularités de l’art d’aujourd’hui n’est-elle pas que les fonctions d’artiste et de commissaire se superposent ou se succèdent souvent ?). Neil Beloufa, on le connaît, en dehors de son oeuvre, pour sa générosité, son attention aux autres, sa volonté de mettre en avant ses amis artistes (lors de son exposition à la Fondation, justement, il a avait décroché ses pièces une semaine plus tôt pour laisser la place à ses proches). Et l’on pouvait craindre que ce soit eux, cette bande de copains dont certains, comme Jonathan Binet, ont déjà réalisé de belles carrières, qui soient présents dans cette sélection. Mais ce n’est pas le cas et le commissaire-artiste, qui a sans doute voulu éliminer tout soupçon de copinage, est au contraire allé chercher des gens qu’il côtoyait peu, dont la pratique était souvent très éloignée de la sienne, mais dont la démarche l’avait frappé, qu’il avait trouvé particulièrement singulière. A tel point que ce sont de gens pour la plupart totalement inconnus qui sont sortis du chapeau, des gens qu’on n’avait pas repérés et qui sortent souvent des circuits traditionnels. En ce sens, ils ne sont pas plus représentatifs de la scène émergente que ceux qui reflétaient fidèlement les goûts d’un commissaire. Mais au moins ont-ils le mérite de la nouveauté, de l’originalité et de dresser un profil assez complet des tendances qui agitent cette scène.
On trouve donc de tout dans cette sélection de neuf propositions, dont certaines sont le fruit du travail de plusieurs personnes, où la parité hommes-femmes a été strictement respectée et à laquelle Neil Beloufa, contrairement à ses prédécesseurs, n’a pas cherché à donner un thème précis (le titre en est d’ailleurs simplement : Le Vingtième Prix de la Fondation d’entreprise Ricard) : des vidéastes, comme Meriem Bennani, qui trafique sur ordinateur des scènes de la vie quotidienne qu’elle filme à l’iPhone, ou Liv Schulman, qui parodie les séries télé mettant en scène un détective pour aborder des questions sociétales et politiques ; des sculpteurs, comme Victor Yudaev, qui recréée l’univers de son atelier et les personnages étranges qui l’habitent ; des peintres comme Ludovic Boulard Le Fur, qui est parfois proche de l’art brut et qui vit sa production quotidienne d’œuvres sur papier comme une quête ; un groupe de quatre jeunes gens, Has Been, hélas, qui est un collectif qui a la particularité de travailler dans le même atelier et d’exposer ensemble, tout en respectant les individualités de chacun ; une artiste conceptuelle, Anne le Trotter, qui prend la parole pour matière principale et propose ici une installation autour de la question de paternité ; une artiste baroque, Lucille Littot, qui met en scène de manière très théâtrale des éléments liés à la culture populaire, sans savoir si c’est au premier ou au second degré ; et même un duo de commissaires faisant œuvre artistique, Emmanuelle Luciani et Charlotte Cosson, c’est-à-dire occupant la place diamétralement opposée à celle de Neil Beloufa, qui, sous l’intitulé de South West Studio, élabore un projet autour de la notion de sacré et d’artisanat auquel d’autres artistes sont invités à collaborer…
Qu’aurait pensé Franz West (1947-2012) de ce constat catastrophique, lui qui a commencé sa carrière dans les années 70, à l’heure où fleurissait le mouvement hippie et où son principal mantra était de ne rien faire et de rester au lit toute la journée ? Sans doute l’aurait-il partagé, mais de manière moins radicale, en y ajoutant l’ironie, l’absurde, le dérisoire qui étaient sa marque. Car cet artiste autrichien, que l’on connaît mal, alors qu’il a exercé une influence considérable sur la scène artistique de la fin du XXe siècle (il a reçu le Lion d’Or de la Biennale Venise pour l’ensemble de son œuvre en 2011), préférait la subversion par le laid, le trash, le sarcastique, mais aussi le partage et la confusion des genres. C’est ce que montre la grande exposition que lui consacre actuellement le Centre Pompidou, en collaboration avec la Tate Modern de Londres, qui est la plus grande rétrospective consacrée à ce jour à son travail. Construite de manière chronologique, on y voit d’abord ses œuvres de Mutter Kunst, c’est-à-dire des petits dessins en noir et blanc réalisés pour prouver à sa mère, dentiste, qu’il était capable de faire quelque chose dans la vie. Puis ce sont les Passstücke, sans doute ses pièces les plus célèbres, qui sont comme des prothèses amovibles qui prolongent le corps et que le spectateur pouvait, le plus souvent, manipuler, « pour révéler ses névroses » (Franz West n’était pas originaire de la même ville que Freud pour rien !). Entre 1973 et 2010, près de 650 sculptures de ce type ont été réalisées, la plupart du temps en papier mâché et plâtre peint en blanc. Elles induisaient une notion fondamentale pour la suite de la carrière de l’artiste : celle de la participation.
Cette participation, c’est le nouveau rapport qu’il veut établir avec le spectateur, un rapport non plus fondé sur l’autorité de la contemplation, mais sur l’change, le partage, la conversation. Pour ce faire, il crée, avec des designers, des canapés et des chaises qu’il recouvre de tapis ou de tissus africains et dans lesquels il invite le public à s’asseoir et à converser (le Centre Pompidou possède d’ailleurs une pièce, Auditorium, constituée de 72 canapés, qu’il a installée au début du parcours et dans lequel se produiront de nombreux débats et événements). Ou il invite des artistes amis à participer à ses expositions et à réaliser un certain nombre de choses, comme peindre ses sculptures (il n’hésite pas non plus à intégrer à ses propres œuvres des œuvres d’artistes proches qu’il collectionne, comme Paul McCarthy ou Raymond Pettibon, remettant ainsi en cause la notion de droit d’auteur, mais naturellement et amicalement, sans aucune volonté polémique). Enfin, il crée des sculptures d’extérieur de couleur vives, qui parodient les statues que l’on trouve souvent sur les places européennes et auxquelles il donne des formes d’étrons ou de saucisses que le public peut enjamber.
Tout au long de l’exposition (qui se poursuit d’ailleurs avec la présentation de sculptures monumentales dans différents lieux du Marais), on voit la liberté, l’insolence et l’humour qui ont présidé à la vie et à l’œuvre de Franz West. Un humour un peu potache, qui assumait son mauvais goût (il allait jusqu’à détruire une œuvre dès qu’on lui disait qu’elle était belle), mais qui était aussi une réaction au sérieux et à la violence anxiogène des actionnistes viennois. Et l’on constate effectivement à quel point les artistes des générations suivantes lui sont redevables : que seraient, par exemple, les grands masques d’Ugo Rondinone, vus cet été à la Fondation Carmignac (cf https://larepubliquedelart.com/pieds-nus-la-fondation-carmignac/), sans les Têtes de lémures à la fois grimaçantes et bienveillantes que l’artiste plaça, en son temps, aux quatre coins de la ville ? Franz West, artiste d’artistes, mais que le grand public peut enfin apprécier à sa juste valeur.
–Le Vingtième Prix de la Fondation d’entreprise Ricard, jusqu’au 27 octobre à la Fondation Ricard, 12 rue Boissy d’Anglas 75008 Paris (www.fondation-entreprise-ricard.com)
-Franz West, jusqu’au 10 décembre au Centre Pompidou (www.centrepompidou.fr)
Images : 1, Vue de l’exposition « Le Vingtième Prix Fondation d’entreprise Ricard », une proposition de Neïl Beloufa. Fondation d’entreprise Ricard, septembre 2018, avec le mur d’oeuvres sur papier de Ludovic Boulard Le Fur . Photos : Aurélien Mole/Fondation d’entreprise Ricard ; 2 et 3 Vues de l’exposition Franz West au Centre Pompidou avec, à gauche les Têtes de lémures (4) / Photos © Philippe Migeat – Centre Pompidou
Une Réponse pour Homme – et monde – sans qualités
Si je devais voter pour le Prix Ricard, je le ferai pour Ludovic Boulard Le Fur, dont la démarche me semble la plus authentique
1
commentaire