Intrigantes énigmes
Deux matériaux semblaient constitutifs, jusqu’alors, du travail de Gabriel Léger : le bitume et le miel. Le bitume, parce qu’il conserve et protège parfaitement ce qu’il enrobe et agit ainsi, selon les mots mêmes de l’artiste, comme « le contraire d’une destruction ». Et le miel parce qu’il possède les mêmes qualités (en particulier la densité), mais aussi pour des raisons complémentaires : l’un est jaune comme le soleil, alors que l’autre est noir comme la nuit, l’un est le symbole de la dissolution (le miel), alors que l’autre est celui de la coagulation, etc. Bref, les deux représentent le yin et le yang, le rythme vital binaire, ce qui est essentiel à l’existence même de l’homme.
Ces deux matériaux, ce grand admirateur de Josef Beuys, qui poursuit une carrière volontairement discrète mais rigoureuse, les a utilisés dans différents types de travaux : il les a confrontés dans des pièces comme Capsule ou Time is, où leurs similarités et leurs différences sont mises en évidence ; il recouvert de bitume des disques et des cassettes auxquels il était particulièrement attachés, comme pour les préserver de l’usure du temps; il a reconstitué des tablettes d’école antique avec de la cire de miel, sur laquelle il a gaufré, entre autres, des extraits d’un poème de Pasolini dédié à Marilyn Monroe ; il en a fait des ronds qu’il a coulés sur des photos de la fin du XIXe siècle représentant des sites archéologiques, objets et statues de musée d’Egypte, de Grèce ou d’Italie, pour jouer sur les différentes temporalité. Car ce rapport au temps, et en particulier à l’Egypte ancienne, où le bitume jouait un rôle si important, est au cœur même du travail de Gabriel Léger. Très souvent, ses œuvres sont faites de pièces archéologiques qu’il retravaille, inscrit dans un contexte différent et auxquelles il donne une perspective toute nouvelle.
Pourtant, pas de bitume ni de miel dans l’exposition qu’il présente actuellement à la galerie Sator, Vertigo. Mais un rapport au temps, à la distorsion temporelle, identique. L’objet qui est au centre de l’exposition est un héliographe, c’est-à-dire un instrument permettant de mesurer, à l’aide d’une boule de verre, l’intensité de l’ensoleillement. Mais un héliographe un peu trafiqué de manière à ce qu’il puisse imprimer sur des photographies anciennes la brûlure du soleil. Et c’est ainsi que l’artiste l’a utilisé en soumettant de vieilles images de vestiges antiques à une exposition d’une journée au soleil. Sur l’image apparaît alors une courbe brune, comme une signature, qui mesure une autre temporalité, mais aussi la permanence, le fait qu’à toutes les époques, l’astre est susceptible d’éclairer les beautés évanouies.
Une autre série, intitulée Kinship (Parenté) participe d’un même principe binaire. Il s’agit cette fois d’un lot de photos de ciels étoilés prises sous la France de Vichy que l’artiste a trouvé chez un brocanteur et qu’il a décidé d’associer à des photos bien terrestres, elles, prises le même jour ou presque (toutes les photos de ciel sont datées et il a donc fallu passer des heures à trouver des « parentes » qui, non seulement, correspondent à cette date, mais entrent aussi en cohérence graphique). C’est ainsi une photo d’une revue des Folies-Bergères qui répond à un ciel très noir, une autre d’un groupe de soldats russes dans la neige qui découle d’un ciel plus laiteux, une autre encore d’une déflagration qui fait écho à une trouée dans la Voie lactée. Entre le mystère et la beauté de l’infini et la trivialité et la cruauté de la vie quotidienne en temps de guerre, une distorsion se crée, qui donne effectivement le vertige.
D’autres pièces sont présentées dans l’exposition, comme cette très raffinée réplique du tiroir dans lequel un miroir vierge est enfermé et que l’Empereur du Japon, selon la légende, n’aurait le droit d’ouvrir qu’une fois, pour y imprimer son image, avant d’en céder la clef à son successeur. Ou celle, étonnante, constituée d’un œil de statue égyptienne dans lequel l’artiste a inséré une pupille qui renvoie l’image de celui qui la regarde ! Trop de pièces sans doute, et c’est le reproche que l’on peut faire à cette exposition qui manque un peu d’unité et qui aurait gagné à être resserrée. Mais le travail de Gabriel Léger est subtil et poétique ; il possède sa propre cohérence et son propre rythme. A l’inverse de celui de bon nombre de ses collègues, qui jouent la carte du cynisme ou du dilettantisme, il fait preuve de sérieux, d’application, d’un constant souci de la présentation (l’artiste va même jusqu’à réaliser ses propres cadres, dans l’esprit qui sied à l’œuvre). Parfois on souhaiterait qu’un vent de folie mette un peu de désordre à cet univers si rangé. Mais on ne va pas se plaindre que la mariée était trop belle et on appréciera à leur juste valeur les intrigantes ellipses proposées par cet artiste intègre et sincère.
Il n’y a pas trop de pièces, à l’inverse, dans l’exposition que propose Tarik Kiswanson à la Fondation Ricard, Come, come, come of age. Et c’est d’ailleurs ce qui en fait la qualité première : la limpidité, l’évidence de sa mise en espace. Mais pour le reste, on ne peut pas dire que le propos de l’artiste soit immédiatement perceptible, qui rompt radicalement avec l’esthétique, ambigüe et séduisante, parfois à la limite du décoratif, qui l’avait fait connaître. Ici, ce sont d’abord cinq sculptures peu avenantes en inox et en plexiglas, à mi-chemin entre l’incubateur médical et le meuble de classement, qui sont d’abord présentées (les Mother Forms). Puis, dans la salle d’à côté, seule une sculpture d’enfant en bronze et en aluminium (Birth) émerge, sculpture non réaliste, d’un corps en train de se faire, avec à ses pieds deux cahiers sur lesquels des textes sont écrits, en arabe et en suédois, les deux origines de l’artiste (il est d’origine palestinienne, mais né en Suède). Ces textes, ce sont aussi vraisemblablement ceux qui sont dits en anglais, par un adulte et un petit garçon, que l’on entend par les quatre haut-parleurs disposés dans la première salle et qui s’apparentent à un entretien dont on ne perçoit pas vraiment le sens.
Ce n’est que progressivement (et en lisant le copieux communiqué de presse) que l’on saisit le propos de cette déroutante, mais ambitieuse installation qui, en mêlant le son et l’image, constitue une œuvre d’art immersive : revenir – rien de moins !- aux fondamentaux de l’existence, la vie, la mort, la naissance. Car avec ses sculptures étranges qui ouvrent la première salle, l’artiste entend évoquer la venue au monde dans une structure censée protéger le nourrisson, mais qui correspond aussi à son intégration à la vie administrative, répertoriée, mise en fiches (d’où la présence de tiroirs et d’éléments de rangements). Et plus loin, c’est lui qui grandit et se forge au langage avec sa double appartenance culturelle et ses origines si contrastées. D’ailleurs l’origine autobiographique du projet est clairement revendiquée avec la reconstitution du plan de l’appartement qu’il occupait enfant, inséré à l’intérieur d’une des Mother Forms et près duquel il a posé une rose de Jéricho. Enfin tout laisse à penser que c’est avec lui-même qu’il dialogue dans le jeu de questions-réponses entêtant qui interpelle le spectateur.
Ce dernier est d’abord égaré par l’énigme que lui soumet, lui-aussi, Tarik Kiswanson. Mais il finit par réaliser que l’apparente volte-face de l’artiste n’est qu’un moyen pour se replacer avec davantage d’ampleur au cœur même de ses préoccupations, à savoir les questions d’hybridité, de frontières et de migrations, là où les choses changent et se transforment, sans qu’on n’ait même eu le temps de s’en rendre compte. Alors il en mesure la force et la pertinence ; alors il y prend du plaisir.
–Vertigo de Gabriel Léger, jusqu’au 28 avril à la galerie Sator, 8 passage des Gravilliers 75003 Paris (www.galeriesator.com)
–Come, come, come of age de Tarik Kiswanson, jusqu’au 21 avril à la Fondation Ricard, 12 rue Boissy d’Anglas, 75008 Paris (www.fondation-entreprise-ricard.com)
Images : 1 et 2 : vues de l’exposition de Gabriel Léger, Vertigo, à la galerie Sator (photos Grégory Copitet) ; 3 et 4, vues de l’exposition Come, come, come of age de Tarik Kiswanson à la Fondation Ricard (photos Aurélien Mole).
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