de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Jeanne Susplugas, George Condo: tout semblait pourtant…

Jeanne Susplugas, George Condo: tout semblait pourtant…

“Ne pas se fier aux apparences », tel pourrait être le sous-titre de deux expositions qui se tiennent ces temps-ci à quelques kilomètres de distance dans les Alpes-Maritimes, la première dans la Citadelle de Villefranche-sur-Mer, la seconde à la Villa Paloma de Monaco. A Villefranche, l’exposition est due à Jeanne Susplugas, cette artiste française née en 1974 et qui vit entre Paris et Montpellier. Elle succède à Jean-Baptiste Bernadet qui, le premier, l’été dernier, avait investi ce magnifique édifice militaire du XVIe siècle, dont la vocation était de défendre la rade et la ville de Nice des invasions étrangères, et qui devenue aujourd’hui un lieu de culture et d’échanges (Jean-Baptiste Bernadet et Eve Pietruschi confrontés à l’Histoire – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)). Mais alors que le peintre coloriste, essuyant les plâtres, jouait la sensualité, l’harmonie, la délicatesse dans ce lieu qui est l’exact inverse d’un White cube, Jeanne Susplugas recourt à l’humour, à l’étrange, à la fantaisie en installant encore davantage d’œuvres dans le parcours et en l’envisageant comme un véritable jeu de piste.

Car l’univers de cette artiste, qui utilise des médiums très variés, fonctionne toujours sur le double, la fausse bonhomie, la cruauté cachée derrière le banal. Elle fait appel à notre quotidien, mais à un quotidien dérangé, qui révèle ses névroses et ne peut se supporter qu’à l’aide de médicaments. C’est ainsi que la première œuvre qui apparaît à l’extérieur de la Citadelle est une phrase lumineuse qui dit : « L’aspirine c’est le champagne du matin ». Et tout au long du parcours extérieur, on verra, tantôt, d’autres phrases qui peuvent se lire à double sens et ont un même statut ambigu (« Control », « Disorder », etc.), tantôt des sculptures qui sont un agrandissement de la molécule servant à fabriquer un tranquillisant comme Dico ball (Alprazolam), tantôt une maison envahie par des boites de médicaments vides ou des plantes, qui semblent être inoffensives, mais qui se révèlent toxiques et qui sont utilisées dans la pharmacopée. Le thème de la maison, d’ailleurs se retrouve à l’intérieur, dans la petite Chapelle Saint-Elme, où une habitation menacée est reconstituée, avec, devant elle, des objets du quotidien qui ont pris une dimension disproportionnée, comme s’ils étaient les derniers qu’on voulait emporter en cas de péril. Enfin, une photo résume sans doute ce désordre organisé qui s’insinue sournoisement, sans qu’on y prête garde : celle d’un cerveau qui est peut-être celui de l’artiste, mais qui est constitué…de coquillettes.

Jeanne Susplugas « Tout semblait pourtant si calme » Vue exposition 2023

Il y a de tout dans cette exposition qui réserve bien des surprises : une chaise longue dans laquelle on peut s’installer et écouter au casque des extraits des textes préférés de Jeanne Susplugas, une boule lumineuse dans laquelle on peut s’enfermer mais qui se révèle décevante, un amas de pierres sur lesquelles sont gravés les noms d’innombrables phobies. Une sorte d’inventaire à la Prévert, mais qui évoque toujours les mêmes obsessions. C’est un parcours à la fois ludique et dérangeant, banal et étrange, et qui permet de découvrir de nombreux recoins de la Citadelle. Son titre, d’ailleurs, est éloquent : Tout semblait pourtant si calme. Derrière le calme apparent se profile la tempête.

De même qu’en voyant les toiles actuellement montrées à la Villa Paloma de Monaco de George Condo, ce peintre américain né en 1957, qui est mondialement connu, mais qu’on n’a pas souvent vu en France, on se dit qu’il s’agit d’une variation sur le cubisme. Et il est vrai que Condo, qui a vécu dans notre pays dans les années 80, s’est beaucoup intéressé au cubisme et qu’il a étudié de très près le langage de Picasso, auquel il rend souvent hommage. Mais alors que le cubisme était de la peinture analytique pure, qui tentait de reproduire sur un même plan les différents angles selon lesquels on pouvait voir une personne ou un objet, Condo a cherché à l’humaniser, à voir dans les déformations de Braque et de Picasso une exploration réaliste de la psyché humaine. Au point d’aboutir, dans une démarche où le dessin est essentiel, au « cartoon » ou à la caricature. D’ailleurs, dans un documentaire projeté dans la salle vidéo, il explique comment lui, ancien assistant d’Andy Warhol, a fait un chemin inverse à celui de l’art moderne : alors que l’art moderne est parti de la figuration pour aboutir à l’abstraction, explique-t-il en substance, lui est parti de l’abstraction pour revenir à la figuration et son travail se situe toujours entre les deux pôles.

L’exposition de Monaco s’intitule Humanoïdes. C’est le nom qu’a donné l’artiste à ses créatures déstructurées. Selon lui, un Humanoïde « n’est pas un monstre de science-fiction, c’est une forme de représentation qui utilise des moyens traditionnels pour faire remonter les émotions profondes à la surface d’une personne ». Ils sont donc nombreux ces personnages qui expriment dans une même figure plusieurs émotions ou plusieurs actions à la fois. Comme sont nombreuses les références à l’histoire de l’art. Car George Condo a beaucoup emprunté au cubisme, mais il se sert aussi des autres périodes de l’histoire de l’art, qu’il connait d’ailleurs parfaitement. Et comme son travail est de tout synthétiser et de tout condenser, il peut convoquer plusieurs périodes en même temps. « Les Humanoïdes m’ont donné la liberté de transposer n’importe quelle période de l’histoire de l’art pour créer une forme iconique, précise-t-il aussi. Je pouvais penser à Frans Hals et à Franz Kline dans un seul et même tableau. » Cela aboutit à une peinture éminemment savante et cultivée, qui, derrière ses grimaces et son ironie, n’est pas sans évoquer la sophistication d’une Lisa Yuskavage, dont il a été question ici récemment (Lisa Yuskavage, Ron Mueck: Stars des nineties – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)).

–Jeanne Susplugas, Tout semblait pourtant si calme, jusqu’au 29 octobre à la Citadelle de Villefranche-sur-Mer, 06230 (www.lacitadellevsm.fr)

-George Condo, Humanoïdes, jusqu’au 1er octobre à la Villa Paloma de Monaco, 56 boulevard du Jardin exotique (www.nmnm.mc)

Images: vues de l’exposition de Jeanne Susplugas, Tout semblait pourtant si calme, photos François Fernandez; George Condo Rodrigo’s Wife, 2011 huile sur toile de lin 137,5 x 122,6 collection privée © 2023 George Condo / Artists Rights Society (ARS), New York.

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