de Patrick Scemama

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La République de l'Art
La face cachée des institutions

La face cachée des institutions

Autant l’avouer, je n’avais pas lu le livre de Germain Viatte, L’Envers de la médaille, qui vient d’obtenir le Prix Pierre Daix 2021, lorsqu’il est paru cet été. Je ne l’avais pas lu et j’ai eu tort, car c’est un livre passionnant qui révèle des aspects peu connus et pas toujours très glorieux des coulisses des musées. Il s’agit en fait de deux textes que l’ancien conservateur du Musée national d’art moderne gardait dans ses tiroirs, parce qu’il était un peu embarrassé de les publier : le premier est consacré à Mondrian et le second à Dubuffet et ce qui les relie est leurs rapports avec les institutions (d’où le sous-titre du livre : « les pouvoirs publics et l’opinion »). Ces deux parties sont de longueurs inégales, la première occupant les trois-quarts du livre. Elles ne se situent pas non plus dans la même perspective, la première ayant lieu après la mort de l’artiste, tandis que dans la seconde, l’artiste est directement impliqué (et le moins qu’on puisse dire est que Dubuffet n’y apparait pas comme très facile).

Mondrian, on le sait, vécut pendant de longues années à Paris (jusqu’à son départ pour Londres en 1938). Mais il n’y eut aucune reconnaissance, vécut dans une misère absolue (il n’avait même pas d’argent pour acheter des étagères et posait tout ce qu’il possédait à même le sol, sur des journaux) et dut se livrer à des travaux alimentaires pour survivre. Même après sa mort, survenue en 1944, et alors même qu’il était célébré aux Etats-Unis où il avait trouvé refuge, la France continua à l’ignorer et à considérer sa peinture comme décorative. Toutes les tentatives qu’il y eut pour qu’on l’expose (à quelques exceptions près) et plus encore pour que l’état achète des toiles demeurèrent vaines et c’est ainsi qu’on passa complètement à côté de celui qui allait être considéré comme un des plus grands artistes du XXe siècle. Ce n’est que plus tard qu’on réalisa l’aveuglement qui avait était le nôtre et en particulier lors de la création du Centre Pompidou où on mesura à quel point le manque de tableaux de Mondrian dans les collections était une lacune.
C’est alors que, par l’intermédiaire de Michel Seuphor, qui avait été un ami proche du peintre, à qui il avait d’ailleurs consacré une importante monographie, on proposa à Germain Viatte, qui y était à l’époque conservateur, trois toiles inédites du Maître qui venaient soit disant d’un collectionneur allemand qui s’était réfugié aux Pays-Bas sous le nazisme. Seuphor garantit l’authenticité et Germain Viatte les proposa au comité d’acquisition du Centre qui accepta de manière unanime. Le tout pour une somme très importante à l’époque (6 millions de francs), qui devait être échelonnée sur plusieurs années. Pour ne pas que l’affaire s’ébruite et par peur que les musées concurrents fassent des contrepropositions plus avantageuses, on signa rapidement le contrat avec une certaine Madame Vergne dont le comportement paraissait assez étrange.

Ce n’est qu’une fois cette affaire réglée que Germain Viatte commença à enquêter plus avant sur les tableaux et c’est alors qu’il se rendit compte que ceux-ci avaient déjà été proposés à la vente à d’autres institutions et qu’ils n’avaient pas été achetés parce qu’on les trouvait douteux (malgré les certificats d’autres spécialistes que Michel Seuphor). Des analyses scientifiques des toiles elles-mêmes montrèrent qu’un des tableaux avait été entièrement repeint, ce qui n’était pas dans les habitudes de Mondrian, que les châssis ne correspondaient pas à ceux qu’utilisait l’artiste et surtout qu’un pigment relevé sur une autre toile n’avait été inventé qu’après la Guerre, donc après sa mort. Il apparaissait dès lors que les tableaux étaient des faux, qu’il s’agissait de surseoir immédiatement au paiement et d’intenter une action justice. Ce qui fut fait et, après de nombreuses années de procédure, les divers acteurs -volontaires ou involontaires- de l’escroquerie furent condamnés. Le Centre Pompidou s’en tira sans frais, mais on mesura à quel point on était passé près de la catastrophe et combien la réputation de l’institution qui venait juste de voir le jour aurait pu être entachée.

L’affaire Dubuffet est moins abracadabrante et elle concerne surtout les difficiles rapports que l’artiste entretint avec les représentants du pouvoir en place. Là encore, on passa complètement à côté de cet artiste qui fut un des plus influents de son époque. Il est vrai que son caractère ombrageux n’arrangeait pas les choses, qu’il s’impatientait devant la lenteur administrative et qu’il refusa, par exemple, toutes les expositions collectives que le Ministère de la culture lui proposait. Pour se venger, Dubuffet fit don de plus de 150 de ses œuvres au Musée -privé- des Arts décoratifs et il installa sa fameuse Collection de l’Art Brut à Lausanne. Ce n’est qu’en 1988, sous le mandat de François Mitterand, que sa première sculpture monumentale, la Tour aux figures, est inaugurée dans le Parc de l’Ile Saint-Germain, à Issy-les-Moulineaux, après avoir été refusée à de nombreux endroits à Paris par Jacques Chirac, qui était alors maire.
Tout cela, Germain Viatte le raconte chronologiquement, avec le plus de précision et d’exactitude possible. Cela pourrait être fastidieux, factuel, mais cela se révèle palpitant, comme une enquête policière. Surtout, cela montre les faiblesses des dirigeants de musée et l’étroitesse d’esprit qui fut la leur à une certaine époque. Une passionnante exposition a d’ailleurs eu lieu au Centre Pompidou, il y a quelques années, sur les politiques d’acquisition des différents responsables depuis la création du Musée au Luxembourg. On se rendait compte qu’on avait surtout acheté des artistes dans le goût de l’époque et qu’on était passé à côté des artistes véritablement importants et novateurs et qu’il avait fallu toute la persuasion et la proximité de certains conservateurs avec des créateurs pour que des donations soient faites, qui comblent les trous géants (Matisse et Picasso entre autres).

-Germain Viatte, L’Envers de la médaille, Mondrian-Dubuffet : deux Maîtres et l’Opinion, Editions L’Atelier contemporain, 424 pages, 25€. A noter chez le même éditeur, la parution d’un livre consacré au grand critique anglais David Sylvester, L’Art à bras-le-corps (672 pages, 30€). On y trouve un certain nombre de contributions de grand spécialiste de Bacon (sur Bacon, justement, mais aussi sur Twombly, Pollock, Matisse, Cézanne, Jeff Koons, etc.), ainsi que des textes sur lui de Yve-Alain Bois, Jean Frémon ou Fabrice Hergott.

Images : Couverture du livre ; Mondrian, New York City, huile sur toile, 119,3 x 114,2 cm, Musée national d’art moderne- MNAM

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commentaire

Une Réponse pour La face cachée des institutions

pourmapar dit :

« Surtout, cela montre les faiblesses des dirigeants de musée et l’étroitesse d’esprit qui fut la leur à une certaine époque. »
Hélas, cela n’a guère changé!
On assiste même à une plus forte collusion entre le monde de la critique d’art, des enseignants d’art et des conservateurs d’art.
Tout ce petit monde dans une ZEP (zone esthétique protégée)si bien définie par Yves Michaud dans sa dernière publication chez Gallimard.

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