de Patrick Scemama

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La République de l'Art
La peur du vide

La peur du vide

Il y a trois semaines que je n’ai rien posté sur ce blog. Trois semaines qui se sont écoulées comme un bloc, comme un temps suspendu. Les galeries et les institutions ont fermé, toutes les foires ont été annulées ou reportées (Art Paris, Drawing Now et le Salon du dessin avant l’été, Art Basel à la rentrée, dans la mesure du possible). Et pendant tout ce temps, il a fallu rester chez soi, sans autre communication avec le monde extérieur que celle rendue possible par les outils numériques. Ceux-ci, d’ailleurs, ont fonctionné à plein : on est restés des heures devant nos smartphones pour glaner des infos, prendre des nouvelles de nos proches, partager des blagues censées calmer l’anxiété ou s’écharper sur les réseaux sociaux (à ce propos, je crois que Facebook, Twitter ou autres Instagram n’ont jamais autant véhiculé de fakenews, de virulence et de points de vue définitifs sur tout que pendant cette période).

C’est justement ces outils numériques que les musées et de nombreuses galeries ont utilisés pour rebondir et rester en lien. Certains ont mis leur collection en accès libre, d’autres ont proposé de télécharger des vidéos et d’autres, comme la galerie Michel Rein ou Air de Paris, ont même demandé à leurs artistes de produire des images de confinement ou des jeux pour les diffuser en ligne. D’autres encore ont organisé des expositions virtuelles à caractère plus commercial. C’est le cas, par exemple, de Kamel Mennour, qui vient de proposer une exposition, From Home, qui a pour ambition d’interroger notre relation à l’univers intime dans lequel nous vivons – et qui propose donc des pièces de taille « domestique »- uniquement sur la toile (cf http://viewingroom.kamelmennour.com/). Ce fut le cas aussi de la foire de Hong Kong qui, n’ayant pu se tenir « physiquement », a trouvé refuge sur une plate-forme numérique que l’on pouvait consulter librement et sur laquelle figuraient les œuvres, accrochées derrière un banc pour qu’on ait une idée de leur taille, avec leurs descriptifs et leurs prix (un des rares avantages de ces expositions par écrans interposés est de pouvoir connaître les prix sans avoir à les demander). Enfin, une grande vente aux enchères online a été organisée ce week-end chez Piasa, à l’initiative de Laurent Dumas, pour venir en aide aux soignants, qui a permis de récolter près de 2,5 millions d’euros. Autant d’initiatives louables et souvent généreuses, qui prouvent la vitalité du monde de l’art et sa capacité à rebondir et à s’adapter dans des périodes difficiles.

Mais si on peut comprendre la nécessité de garder le lien et, surtout pour les plus fragiles sur un plan économique, de faire en sorte que le marché ne s’interrompe pas brutalement1, on peut se demander aussi s’il n’y a pas quelque chose d’un peu artificiel et illusoire à vouloir occuper le terrain à tout prix. C’est ce qu’a fait sur Facebook il y a quelques jours un artiste que l’on aime beaucoup ici, Ali Cherri, en affirmant même qu’il s’agissait d’une stratégie typiquement capitaliste, qui consiste à toujours tirer avantage de notre temps disponible. Pour lui, « les musées, institutions, artistes qui partagent des visites virtuelles, des textes, de la musique et des liens vers les films devraient juste garder le silence. (…) Si on n’entend pas parler de vous pendant quelques semaines, cela ne veut pas dire que vous n’existez plus », poursuit-il. Ce post lui a valu beaucoup de commentaires et il a fait réagir beaucoup de gens, pas toujours de manière positive. Mais il est loin d’être dénué de bon sens. Ce confinement, cette pause à laquelle on ne peut échapper, ne peut-il être aussi l’occasion de faire autre chose, de marquer un arrêt dans cette course frénétique qu’est le monde –et le monde de l’art en particulier- d’aujourd’hui, de lire, de penser, d’envisager le temps –et l’avenir- justement selon d’autres critères et d’autres modes de vie ? A-t-on toujours besoin d’être connecté, de savoir ce que les galeries exposent aux quatre coins de la terre, de pouvoir cliquer pour accéder aux dernières nouveautés ou aux grandes références ? Et le fait de tout mettre en ligne n’est-il pas un avatar de cette société du spectacle qui recycle toujours tout et fait feu de tout bois ? Tout cela ne traduit-il pas au fond une « peur du vide » ?
Certes, il est toujours désagréable d’avoir à subir quelque chose qu’on nous impose et qu’on ne choisit pas, mais il faut savoir tirer profit de l’adversité et utiliser dans la mesure du possible ce temps d’arrêt comme un temps de réflexion et de reconstruction, voire de résistance. Bientôt -le plus vite sera le mieux-, on pourra à nouveau arpenter les foires et visiter les galeries. Mais peut-être différemment,  peut-être fort d’une expérience inédite dont on aura su tirer des fruits.

1A ce propos, il faut saluer l’initiative de David Zwirner à New York qui permet aux petites galeries qui n’ont pas beaucoup de moyens de venir exposer sur son site.

Images : Ali Cherri, Grafting A, torse en marbre de la période hellénistique et tête de sarcophage égyptien en bois (période saïte) ; The Weight of History, briques romaines du site antique d’Ostia et oiseau naturalisé de la fin du XIXe siècle. Courtesy de l’artiste et de la galerie Imane Farès

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Une Réponse pour La peur du vide

de Ferron dit :

Good ! Fini d’ingurgiter, mais digérer intégrer, retenir, consommer moins mais mieux ?

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