de Patrick Scemama

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La République de l'Art
La tache et le noeud

La tache et le noeud

Longtemps considérée comme une faute ou une erreur, la tache, en peinture, a acquis au cours du XXe siècle une autonomie esthétique qui s’est manifestée sous différentes formes. Que ce soit le tachisme (on pense bien sûr au « dripping » de Pollock), la coulure, la giclée, l’empreinte, la salissure ou encore l’éclaboussure, ce qui initialement pouvait altérer le tableau et saper le travail de l’artiste lui a donné sa marque, sa personnalité, son caractère. Alliée ou concurrente de la ligne, la tache est devenue un moyen d’expression qui a donné naissance à quelques chefs-d’œuvre de la modernité. Et si on la trouve essentiellement dans les œuvres abstraites, elle a aussi sa place dans la figuration, dont elle détourne le caractère illusionniste en réaffirmant la matérialité de la peinture.

C’est ce que montre la double exposition qui vient de s’ouvrir à la galerie Catherine Issert de Saint-Paul-de-Vence et qui se tiendra prochainement à la galerie Zlotowski de Paris, (en gros, Catherine Issert s’occupe de la partie contemporaine, tandis que Zlotowski traite l’art moderne depuis les années 50, mais en y intégrant aussi des artistes vivants comme Laura Lamiel). Elle s’articule autour des œuvres de Pierrette Bloch qui a traité la tache de manière très musicale et en a fait la matière même de son travail. Autour d’elle sont réunies des œuvres des artistes de la galerie, soit John Armleder, Cécile Bart, Jean-Charles Blais, Thomas Muller, Minjung Kim, Gérard Traquandi, Claude Viallat et Jean-Michel Alberola, qui s’illustre de manière particulière en présentant un morceau de bois trouvé dans la rue qu’il a recouvert de feuilles d’or. L’ensemble, restreint mais cohérent, se distingue par sa rigueur et par son élégance.

Comme le dit Anne Bonnin dans le beau texte qui accompagne l’exposition : « La tache nous mène au plus près de l’œuvre, de sa genèse comme de son secret. En nous appuyant sur un corpus pluriel, on évoquera des procédures qui tantôt se distinguent, tantôt s’associent les unes aux autres. (…) Néanmoins, en remuant la tache en plusieurs sens, en l’utilisant comme point de vue, comme œil, il semblerait qu’à travers les siècles, un trait, persistant, se dégage : la tache est liée au mouvement de la vie ou de la nature. Pour Léonard de Vinci ou Alexandre Cozens, elle met en mouvement l’imagination et stimule l’invention ; chez les grands maîtres de la touche, elle fait vibrer la représentation, insuffle de la vie, mais défie la forme ; projetée, elle capte et transmet une énergie cinétique. » Décidément, la tache est un thème qui mérite qu’on s’y attache, qui n’a pas été tellement traité jusqu’alors et qui justifie pleinement cette double exposition, ainsi que le catalogue qui les accompagne.

Le nœud, c’est ce qui caractérise surtout le très beau et très court film d’animation de Francis Alÿs, Exodus, dans lequel une jeune fille noue inlassablement ses cheveux qui ne cessent de se défaire, et qui est actuellement présenté dans l’exposition Looking for Free Knots à la Società delle Api de Monaco (les dessins qui ont servi à le réaliser sont également montrés). C’est un nœud réel, qui tourne en boucle et ne s’achève jamais. Mais les autres nœuds dont il est question dans cette exposition sont plutôt des nœuds symboliques, car la commissaire, Maria Katia Tufano, qui est une amie proche de Silvia Fiorucci, la femme d’affaire et collectionneuse italienne qui est la fondatrice de cette organisation à but non lucratif, n’a pas vraiment cherché de thème précis pour la concevoir. Elle a agi de manière très intuitive et s’est contenté de piocher dans la vaste collection – qui va de la peinture au design de cette mécène qui organise aussi des résidences d’artistes – et de les faire dialoguer selon des règles qui lui sont propres, mais qui ont beaucoup à voir avec la perception et le corps.

Ainsi, outre l’installation de Francis Alÿs, on peut voir des œuvres de Simone Forti, qui est aussi chorégraphe, de Miriam Cahn, de Tala Madani, de Camille Henrot, de Nino Kapanadze, de Mika Rottenberg, de Silvia Bächli, de Joan Jonas, etc., etc. En tout, ce sont une vingtaine d’artistes qui sont présents dans un accrochage que l’on peut suivre chronologiquement, mais qui, si l’on suit le plan établi par la commissaire, fait sans arrêt passer d’une cimaise à une autre (des modérateurs sont toutefois présents pour vous faire la visite). Toutes les pièces sont issues de la collection sauf une, qui résume assez bien le propos de l’ensemble. Il s’agit d’une sculpture de l’artiste portugaise Joana Escobal intitulée Solar Plexus. Elle est presque invisible car ce qui la constitue est autant le cercle de laiton qui est placé à la hauteur du plexus de l’artiste que l’air qui l’entoure et l’énergie qui s’en dégage. Pour Maria Katia Tufano, qui pratique aussi le yoga, « en parlant de plexus solaire, on pense immédiatement à Manipura, le chakra correspondant, associé à la compréhension intuite de ce que nous sommes et de l’environnement avec lequel nous entrons en relation. » « La sélection proposée ici, dit-elle, est de toute évidence intime, émotionnelle, liée à ma relation avec la collectionneuse, à des associations libres de pensée qui nous ramènent à des moments vécus ensemble ou à des réflexions, des discussions et des rencontres humaines partagées. Il s’agit d’une relation nodale, d’un nœud libre qui n’emprisonne pas et ne bloque pas les mots dans la gorge. »

Renverser la tache, jusqu’au 16 mars à la galerie Catherine Issert, 2 route des Serres 06570 Saint-Paul-de-Vence et courant mars à la galerie Zlotowski, 20 rue de Seine 75006 Paris

Looking for Free Knots à La Società delle Api, 14 rue Princesse Marie de Lorraine 98000 Monaco (attention réservation obligatoire avant de s’y rendre à contact@lasocietadelleapi.mc )

Images : Vue de l’exposition Renverser la tache à la galerie Catherine Issert, Saint-Paul-de-Vence, février 2024 – Courtesy des artistes et de la galerie Catherine Issert – © François Fernandez ; vues de l’exposition Looking for Free Knots à La Società delle Api, Monaco © Pierre Morel / La Società delle Api

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