de Patrick Scemama

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La République de l'Art
L’art contemporain en quête de respectabilité

L’art contemporain en quête de respectabilité

On assiste depuis quelques temps à un étrange phénomène dans les galeries d’art contemporain parisiennes qui ont réussi : outre une volonté de s’agrandir dont il a déjà été question dans ces pages (cf, par exemple, le portrait du galeriste Michel Rein : http://larepubliquedelart.com/michel-rein/), une envie de respectabilité, de se légitimer, de jouer dans la cour des grands en faisant appel à des artistes historiques dont la carrière et le talent sont incontestables. Comme si l’art contemporain était un grand jeu, une sorte de farce dont il était bon de sortir de temps à autre pour prouver qu’on a une autre envergure et qu’on est en mesure d’être un interlocuteur valable pour les musées. Comme si promouvoir des artistes de sa génération ne suffisait plus et qu’il fallait faire appel à des figures tutélaires pour donner la preuve de son sérieux. Comme si, avec l’âge, on devenait sage et on avait moins envie de turbulents troublions. Pour autant, ces galeries n’abandonnent pas les artistes qui ont fait leur succès et n’hésitent pas non plus à représenter des plus jeunes. Mais elles les accompagnent de valeurs sûres, qui leur donnent du poids, de l’assurance et qui leur permettent d’avoir une image novatrice, tout en se projetant, déjà, dans l’histoire de l’art.

Ce phénomène s’observe particulièrement, en cette rentrée, dans deux des galeries les plus « successful » de Paris : Kamel Mennour et Emmanuel Perrotin. Les deux galeristes ont d’ailleurs bien des points en communs : ce sont des self-made men qui ont commencé leur carrière sans fortune (Kamel Mennour vendait des lithographies pour financer ses études et Emmanuel Perrotin a organisé sa première exposition dans son appartement), ils ont commencé avec des artistes qui allaient devenir des stars mais qui n’étaient pas très connus à l’époque (des photographes comme Larry Clark ou Martin Parr pour Kamel Mennour, Damien Hirst ou Murakami pour Emmanuel Perrotin) et, en quelques années, ils se sont développés au point de devenir des « poids lourds » du marché de l’art (le premier vient d’ouvrir un nouvel espace rue du Pont de Lodi, à deux pas de l’hôtel particulier qu’il occupe rue Saint-André des Arts, le second vient d’ouvrir un nouvel espace à New York, après celui qu’il s’était offert à Hong-Kong, et fête cette année les 25 ans de la galerie au Tripostal de Lille). A eux deux, ils représentent en France la fine fleur de l’art contemporain (Anish Kapoor, Daniel Buren, Claude Lévêque, entre autres, pour le premier ; Sophie Calle, Xavier Veilhan, Maurizio Cattelan, entre autres pour le second), mais on a le sentiment que cela ne leur suffit pas, qu’il leur faut encore montrer des artistes peut-être moins populaires et moins « bankables » que ceux déjà cités, mais qui forcent l’admiration et qui ont déjà leur place dans les manuels d’histoire de l’art. C’est la raison pour laquelle ils présentent, en cette rentrée, Pier Paolo Calzolari (Kamel Mennour) et Claude Rutault (Emmanuel Perrotin).

Pier Paolo Calzolari (né en 1943) et une figure majeure de l’Arte Povera italien (on peut d’ailleurs toujours voir son travail en ce moment à la Fondation Prada de Venise où est présenté le remake de la célèbre exposition d’Harald Szeemann, Quand les attitudes deviennent forme). Comme le plus souvent dans l’Arte Povera, son œuvre est constituée de matériaux simples et naturels (le sel, le feu, le givre, le cuivre ou la feuille de tabac) qui reviennent  de manière récurrente et interagissent pour créer un univers poétique et alchimiste, proche du rêve et de la cérémonie. Animé d’une foi franciscaine qui lui fait envisager le monde selon un principe d’égalité entre les êtres, l’artiste fait preuve d’une très grande spiritualité qui appelle au recueillement et à la méditation. Ouvert à l’autre et au monde, il compare son œuvre à un temple dans lequel les sculptures ne sont « jamais envisagées comme un acte clos (…) mais plutôt comme les diverses parties d’un organisme entamant une conversation ».

Dans les deux espaces de la galerie Kamel Mennour, il présente des œuvres anciennes et récentes. On y voit, par exemple, une sculpture de 1968, Lago del cuore (Lac du cœur), qui est constituée d’étain et de feuilles de tabac et qui, par son horizontalité, renvoie à la pensée franciscaine où êtres vivants, matière et objets sont mis sur un même plan. On y voit aussi une pièce de 1970 qui, à l’instar des œuvres de Pistoletto, fait intervenir le miroir pour inclure le spectateur et pour révéler la phrase en néon qui est écrite à l’envers (« moi et mes cinq hameçons dans le coin de mon vrai sermon »). Mais la pièce la plus exceptionnelle est le triptyque en cuivre, plomb et fer de près de 4m de long qui est en fait un retable religieux qui a été conçu à l’origine pour être installé dans une église (mais le projet n’a pas abouti). Réunissant tous les matériaux utilisés par l’artiste (le givre, produit par des moteurs de réfrigérateurs et évoquant la blancheur du marbre vénitien, mais aussi le feu qui à la fois brûle et réchauffe) et synthétisant toutes ces recherches spirituelles et esthétiques, cette œuvre est une absolue splendeur que les musées devraient s’arracher au plus vite.

claude-rutault-19280_1-450x300Claude Rutault (né en 1941) a établi, lui, en 1973, une « dé-finition méthode » aussi intransigeante que les bandes de Buren ou les empreintes de pinceaux de Niele Toroni : « Une toile tendue sur châssis, peinte de la même couleur que le mur sur lequel elle est accrochée. Sont utilisés tous les formats disponibles dans le commerce, qu’ils soient rectangulaires, carrés, ronds ou ovales. » Au collectionneur donc (que Rutault appelle le « preneur en charge » d’activer l’œuvre en la peignant de la même couleur que le mur sur lequel il l’accroche et de décider souvent du nombre de toiles qu’il accroche. A ce jour, l’identité de la couleur de la toile avec le mur a donné lieu à environ 580 dé-finitions/méthodes. Pensé initialement pour un strict rapport mur/toile, l’artiste a élargi son propos aux piles de toiles, aux toiles posées au sol ou contre les cimaises…

A la galerie Perrotin, il présente une variation de ses « dé-finitions/méthodes » qu’il appelle « Actualités de la peinture ». En fait, il montre trois ensembles qui suggèrent les étapes de la vie d’une œuvre, de l’atelier à la galerie, et qui font référence à trois des plus grands peintres de l’histoire : Vermeer, Poussin et Watteau. Dans les deux derniers ensembles, il utilise des gravures qu’il peint de la même couleur que le mur ou pose sur une pile de toiles et recouvre d’un verre de couleur différente. On peut rester totalement insensible à cette démarche purement conceptuelle, mais on ne saurait en nier l’exigence et la rigueur ni sa formidable capacité à perdurer dans le temps. Surtout qu’elle proposée ici aux côtés des sculptures monumentales, hyperréalistes et trash des chinois Sun Yang & Peng Yu et des peintures néo-pop et décoratives de Michael Sailstorfer dans les autres espaces de la galerie.

Deux figures historiques, donc – et dont on est heureux de voir le travail – au sein de la programmation de deux galeries dont on ne peut pas dire qu’elles aient une ligne particulièrement définie. Deux repères, deux références (Kamel Mennour représente aussi Martial Raysse et sur le stand de la galerie Perrotin, à Art Basel, il me semble avoir vu des sculptures de Germaine Richier) ou la volonté d’une « gentrification » et d’un retour en arrière ? L’avenir nous le dira.

-Pier Paolo Calzori, Another, jusqu’au 26 octobre à la galerie Kamel Mennour, 47 rue Saint-André des Arts et 6 rue du Pont de Lodi 75006 Paris (www.kamelmennour.com)

-Claude Rutault, Actualités de la peinture, jusqu’au 9 novembre, à la galerie Emmanuel Perrotin, 76 rue de Turenne, 75003 Paris (www.perrotin.com)

Images : Pier Paolo Calzolari, Untitled (Iron pall – Tealights – Copper pall), 1989-1990, Cuivre, plomb, fer, bois, bougies, unité de réfrigération, moteur de réfrigérateur, 360 x 140 x 8 cm chq ; My bed as it must be / Il mio letto cosi come deve essere, 1968, Cuivre, laiton, mousse stabilisée, bronze , 35 x 175 x 150 cm Vue de l’exposition “ANOTHER”, kamel mennour (6 rue du pont de lodi), Paris © Pier Paolo Calzolari. Photo : Fabrice Seixas. Courtesy Fondazione Calzolari and kamel mennour, Paris; Claude RUTAULT, dé-finition-méthode 231. “d’après les maîtres. wat­teau : ‘l’enseigne de gersaint’” / de-finition/method 231. after the masters. watteau : ‘the sign-board of gersaint’” 1986-2013 (Version 2011), Peinture sur toile / Painting on canvas, Dimensions variables selon l’actualisation / Variable dimensions according to the actualisation Courtesy Galerie Perrotin

 

 

 

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