de Patrick Scemama

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La République de l'Art
« Les Yeux de Mona » ou le mariage difficile de l’histoire de l’art et de la fiction

« Les Yeux de Mona » ou le mariage difficile de l’histoire de l’art et de la fiction

Comment vulgariser l’art sans démagogie ni condescendance ? La question s’est souvent posée, surtout quand on sait, par exemple, à quel point l’art classique a besoin de connaissances pour être compris et combien l’art contemporain use de citations et de références (une exposition Poussin, par exemple, il y a quelques années, au Grand Palais, n’eut qu’un succès relatif parce qu’on s’est rendu compte que le grand public manquait de connaissances bibliques ou mythologiques pour comprendre le sens des tableaux). Plusieurs émissions, comme De l’Art sur France Télévisions ou Of Art, la chaîne sur YouTube de notre ami Lionel Baert (sans compter les nombreux et remarquables documentaires diffusés régulièrement sur Arte ou désormais les expériences de réalité virtuelle que proposent les musées), s’y sont essayées, mais toutes ont eu recours à l’image, ce qui semble logique lorsqu’on parle d’art plastique.
L’historien d’art et directeur de la Fondation Hartung-Bergman, Thomas Schlesser fait le pari de l’aborder uniquement par l’écrit (ou presque). Son livre, Les Yeux de Mona, caracole en tête de vente de livres et a été traduit dans plus de trente pays avant sa parution en France. Il le fait sous la forme d’une fiction, dont le sujet peut être résumer ainsi : Mona, petite fille de 10 ans, est atteint d’une maladie qui risque de lui faire perdre la vue. En plus des nombreux examens médicaux qu’elle subit, l’ophtalmologiste qui la suit conseille à ses parents de l’emmener voir un pédopsychiatre, pour s’assurer que le mal n’a pas une origine psychique. C’est son grand-père, un vieux monsieur un peu rêche et bourru, mais au grand cœur et qui est un grand amateur d’art, qui est censé l’y conduire. Mais plutôt que de la soumettre aux investigations du praticien, il préfère l’emmener au musée, afin que, si elle devait effectivement devenir aveugle, elle puisse garder en mémoire quelques-uns des plus beaux chefs d’œuvre de l’humanité. Et ainsi, pendant 52 semaines, il lui fait découvrir, au rythme d’un par semaine, une sélection de tableaux du Louvre, d’Orsay et de Beaubourg (l’ordre chronologique est respecté), en lui expliquant et en suscitant ses commentaires.

On passe donc des fresques de Botticelli à Soulages, en abordant bien sûr La Joconde, Raphaël, Watteau, Rembrandt, Cézanne, Monet, Van Gogh ou encore Malevitch, Frida Kahlo et Basquiat. 19 tableaux sont au Louvre, 15 à Orsay et 18 à Beaubourg. Et à chaque chapitre, le processus est le même : après un épisode qui a trait à l’histoire personnelle de Mona et à l’évolution de son traitement, on passe au musée où le tableau est décrit précisément et où suivent les commentaires et les explications. Mais comme il a dû se rendre compte que décrire un tableau, même le plus minutieusement possible, reste un exercice délicat qui ne donne pas forcément une idée juste au lecteur, Thomas Schlesser (ou peut-être son éditeur) a tenu à ce que tous les tableaux dont il est question soient reproduits, recto-verso, sur la jaquette du livre, ce qui fait que si la description semble trop ardue, celui-là peut toujours en regarder la reproduction.

On aurait aimé tresser des louanges à ce livre, car sur le papier, l’intention est formidable. Et de fait, on y apprend plein de choses, c’est un cours d’histoire en abrégé, une somme d’informations qui reste toujours accessible. Malheureusement, la fiction qui le justifie est bien maladroite. Outre le fait que le procédé est quand même un peu répétitif avec ce schéma fiction/description du tableau/commentaires systématique, elle joue sur des éléments mélodramatiques, avec une justification psychanalytique à la clef qui font quand même un peu sourire. En fait, on a vraiment le sentiment que l’historien a voulu parler simplement de ces tableaux et qu’il s’est demandé quelle histoire il pouvait bâtir autour, ce qui est peut-être satisfaisant pour l’histoire de l’art mais pas pour la littérature. Et comment croire qu’une enfant de 10 ans, certes en avance sur son âge, puisse comprendre le cheminement conceptuel de Duchamp, même raconté de manière simplifié, ou les explications autour de Manet sur la modernité de la peinture ?

Encore une fois, on le regrette, car l’entreprise est louable et qu’elle a vraiment du mérite. Mais peut-être est-elle victime de son ambition et de sa volonté de trop embrasser. D’autres récits en littérature ont, nous semble-t-il, parlé plus pertinemment de peinture. Mais sans doute n’étaient-ils pas aussi facile d’accès et n’ont-ils pas touché un aussi grand public. C’est le serpent, hélas, qui se mord la queue et laisse la question en suspens.

Les Yeux de Mona, de Thomas Schlesser, éd. Albin Michel, 496 p., 22,90 €

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