de Patrick Scemama

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La République de l'Art
L’individuel dans le collectif

L’individuel dans le collectif

Dans les expositions collectives, c’est souvent le commissaire qui tient lieu de vedette. Il (ou elle) pas choisit un thème ou énonce une proposition et sélectionne les oeuvres qui semblent l’illustrer ou qui lui en ont donné l’idée. Certains (on se souvient, par exemple, des shows organisés par Eric Troncy ou, plus récemment par Guillaume Désanges) y parviennent très bien et font de leur démonstration un brillant exercice de style, qui parvient à soulever une vraie problématique. D’autres sont plus laborieux et font parfois entrer les œuvres à coup de chausse-pied dans leur concept. Mais on trouve régulièrement, au sein de ces propositions multiples, de véritables pépites, au caractère un peu atypique, et c’est ce qui se passe dans trois expositions présentées ces temps-ci dans des centres d’art de la région parisienne.

Au Crédac d’Ivry, l’exposition s’appelle des attentions et elle a été conçue par trois commissaires, Brice Domingues, Catherine Guiral et Hélène Meisel, qui font partie du projet curatorial Royal Garden, initié, il y a dix ans, par le centre d’art (une autre partie se poursuit en ligne). « Dans l’esprit d’une « écologie de l’attention » définie par Yves Citton en 2014, écrivent-ils, l’exposition s’interroge : « que laissons-nous passer (ou pas) à travers nous » au sein de l’environnement numérisé dans lequel nous évoluons ? Et ils répondent : « Les dix artistes rassemblés pour cette exposition mobilisent une attention fluctuante et vagabonde, affranchie d’un déterminisme technologique comme d’une standardisation monnayable. (…) Loin des impératifs de performance dictés par une logique quantificatrice, leurs œuvres embrassent une « distraction émancipatrice », une attention flottante capable de faire ses propres mises au point. »

C’est vague, pas vraiment clair et suffisamment large pour y faire entrer des pièces de registre vraiment très différents. On y voit aussi bien des photos de Raymond Hains qui représentent des captures d’écrans d’ordinateurs sur lesquels plusieurs fenêtres s’ouvrent (les Macintoshages), qu’un film de Daria Martin dans lequel deux danseurs (un homme et une femme), nus, jouent de manière très sensuelle avec des robots (Soft Materials), une installation interactive de Susan Hiller (qui vient juste de disparaître) qui invite le spectateur au rêve (Dream Screens) que des sculptures de Nicolás Lamas qui associent des objets dissonants, en général du matériel informatique avec des fossiles ou des matériaux ancestraux. Mais au sein de cette proposition qui, indépendamment de la qualité des œuvres proposées, reste décidément  -et apparemment volontairement – floue, on trouve quatre petites merveilles : il s’agit de quatre hologrammes de Daniel Steegman Mangrané, cet artiste espagnol vivant au Brésil que l’on a encore peu vu en France et qui va avoir une rétrospective, prochainement à l’IAC de Lyon. Passionné par la forêt tropicale, Mangrané  a filmé et photographié des phasmes, ces insectes qui prennent la forme du contexte dans lequel ils évoluent et finissent par se confondre avec lui. Les quatre hologrammes qu’il présente, sur fond rouge, et devant lesquels il faut donc se déplacer pour que l’image apparaisse véritablement, invite à repérer l’insecte au milieu de végétaux de forme géométrique. Cette annulation de la distinction entre animé et non animé, entre ordre et chaos, entre végétal et animal, au fond, entre nature et culture, constitue l’essence de son fascinant travail et résume assez bien, peut-être, l’attention que l’exposition nous invite à porter aux choses qui nous entourent.

Aux Magasins Généraux de Pantin, l’exposition est intitulée Geste et elle est organisée par le Cneai  (Centre national édition art image) qui s’y trouve désormais, en collaboration avec Lab’Bel. Elle part d’une action réalisée en 1922 par László Moholy-Nagy, qui enseignait alors au Bauhaus et qui a consisté à commander par téléphone cinq tableaux en porcelaine émaillée à une usine d’enseignes, à partir d’un nuancier de l’usine qu’il avait sous les yeux, pour aboutir à la notion de geste qui relève de la machine, puisqu’il s’agit d’une délégation, et qui n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui, à l’ère de la « smartification du monde » (encore l’univers technologique dans lequel nous baignons et qui fait partie intégrante de nos vies). Et pour ce faire, elle réunit essentiellement quatre artistes autour d’œuvres plus historiques, dont les fameux tableaux commandés par Moholy-Nagy : Tal Isaac Hadad, Matan Mittwoch, Julien Prévieux et Cally Sponner.

Si la présence de Julien Prévieux semblait s’imposer pour une exposition de ce type, lui dont toute l’œuvre repose sur la notion de travail et de gestes qui y sont associés (il a conçu spécialement un nouveau film, Where Is My (Deep) Mind ?, basé sur les processus d’apprentissage intégrés aux appareils eux-mêmes, et présente une série de panneaux sérigraphiés, Pour Lana, qui permirent au singe Lana, dans les années 70, de communiquer avec les scientifiques qui l’avaient en charge), on connait moins le travail de Matan Mittwoch, un artiste israélien vivant à Paris, qui a réalisé, entre autres, une sculpture, Full-Stop Comma Closed-Bracket, composée de cinq plaques de métal dont les performations reprennent l’alignement d’un écran numérique. Quant à celui de Cally Spooner, qui mêle l’installation, la performance, l’essai ou le roman, il reste d’une approche complexe..

Mais si l’exposition, dont le propos est quand même plus clairement défini que celle du Crédac, mérite le détour, c’est surtout pour Through You, la performance magique de Tal Issac Hadad, qui, là-encore, n’est pas la plus représentative de l’ensemble. Il s’agit d’une pièce fermée dans laquelle le spectateur entre individuellement et s’assoit sur la chaise qui s’y trouve en acceptant alors de fermer les yeux. Là, deux chanteurs lyriques vont se mettre à chanter un duo d’opéra, d’abord selon leur technique habituelle, puis en murmurant et en s’approchant de l’oreille du spectateur au point que celui-ci sente  leur souffle sur lui. Cette pratique nommée ASMR (autonomous sensory meridian response –réponse automatique des méridiens sensoriels) est parait-il très répandue sur YouTube. Elle s’oppose à la froideur de l’ordinateur et consiste à trouver la relaxation dans la simplicité d’un geste, d’un murmure, d’un son déclenchant une connexion à nos sens. C’est en tous cas très sensuel, très intime, très en lien et en confiance avec l’autre, que l’on ne connait pas et que l’on ne voie pas, et pour les chanteurs comme pour les spectateurs l’occasion de passer de ce qui est la technique habituelle (la projection) à son contraire, c’est-à-dire le murmure, l’introspection, l’intériorité.

Enfin à Bétonsalon, avec Position latérale de sécurité, c’est la question de la violence qui est abordée. Violence politique ou sociale, particulièrement à l’ordre du jour en France en ce moment, ou violence sexuelle, raciale, symbolique (l’une n’excluant pas l’autre). Là encore, ce sont de œuvres de natures très différentes qui sont montrées et on passe de pièces très virulentes et très revendicatrices (comme celle de Kameelah Janan Rasheed qui, à partir d’un assemblage d’affichettes, « vend sa colère de personne noire au plus offrant » (My Black Rage to the Highest Bidder) ou celle réalisée par le collectif de jeunes vidéastes, les Liverpool Black Women Filmakers, et l’artiste Rehana Zaman, sur le quartier défavorisé de Toxteth à Liverpoool) à des pièces glaçantes mais désincarnées, comme celle de Patrick Staff qui propose aux hommes qui aurait envie de changer de sexe de se faire eux-mêmes une émasculation en utilisant, par un texte projeté, le langage médical (Depollute). Et l’œuvre de Hamid Shams (Comfort Zone), un sling recouvert de fourrure, renvoie davantage aux paradoxes entre douceur et violence, domination et soumission que l’on trouve dans les rapports SM, tout comme les toiles sensibles et poétiques de Nathanaëlle Herbelin font davantage écho à son univers proche, le pays d’où elle vient (Israël), l’histoire politique et la menace qu’on y vit quotidiennement.

Toutefois dans l’exposition, ce sont encore trois œuvres qui ne sont sans doute pas les plus démonstratives dans cette idée de violence qui retiennent le plus l’attention : il s’agit des trois peintures de Xiniy Cheng, cette jeune artiste dont il a déjà question dans ces colonnes (cf http://larepubliquedelart.com/xinyi-cheng-peinture-au-poil/) et qui, depuis sa première exposition à la galerie Balice Hertling n’a cessé de se distinguer (elle a été montrée, entre autres, cet été, à la célèbre galerie Matthew Marks de New York dans le cadre de l’exposition Painting : Now & Forever, Part III, qui réunissait le gratin des peintres d’aujourd’hui.) La première toile s’intitule Coiffeur et elle représente un garçon en train de se faire raser la nuque (on connait la fascination de l’artiste pour la pilosité masculine). La toile est autant empreinte de douceur et d’érotisme que de violence, un rasoir pouvant aussi blesser. La deuxième, Sans titre, représente un garçon avec un chat noir sur son épaule vu à travers la porte ouverte de son réfrigérateur (c’est peut-être ce cadre qui peut être considéré comme menaçant). Mais c’est la troisième, Smoked Turkey Leg, cachée derrière un rideau de l’artiste Thelma Cappelo sur lequel est inscrit un poème, qui est la plus fascinante : on y voit un homme, barbu lui aussi, qui semble manger ou arracher la peau d’une cuisse de dinde fumée. Sur un fond aux nuances pourpres, le regard est magnétique, la pose comme hiératique et ancestrale et le geste aussi attirant que repoussant. Si violence il y a dans ce travail, c’est bien la violence de l’ambiguïté.

des attentions, jusqu’au 31 mars au Crédac, Manufacture des Œillets, 1 Place Pierre Gosnat 94200 Ivry-sur-Seine (www.credac.fr)

Geste, jusqu’au 31 mars au Cneai = Magasins Généraux, 1 rue de l’Ancien Canal Pantin (www.cneai.com)

Position latérale de sécurité, jusqu’au 20 avril à Bétonsalon, 9 esplanade Pierre Vidal-Naquet 75013 Paris (www.betonsalon.net)

 

Images : Détail de l’exposition collective Position latérale de sécurité, Xinyi Cheng, Smoked Turkey Leg (Cuisse de dinde fumée), 2018, huile sur toile, 46 x 55 cm. Image © Mathilde Assier ; Julien Prévieux, Where Is My (Deep) Mind?, 2019, photographie de tournage, Photo Cneai ; Daniel Steegmann Mangrané, Holograma, 2013, photo : André Morin/ Le Crédac ; Détail de l’exposition collective Position latérale de sécurité, Nathanaëlle Herbelin, Cactus, Arad, 2018, huile sur bois, 34 x 46 cm. Nathanaëlle Herbelin, Contre-jour, 2017, huile sur bois, 25 x 24 cm. Détail de l’oeuvre de Thelma Cappello, Sans titre2019, peinture sur coton filé, encre sur papier, dimensions variables. Image © Mathilde Assier

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