Marcel Duchamp, même en peinture
C’est une de expositions les plus attendues de la rentrée. D’abord parce qu’elle permet de voir un certain nombre de tableaux que l’on voit rarement en Europe, puisqu’ils sont conservés au Musée de Philadelphie (le musée auquel l’artiste a fait don de la plus grande partie de ses œuvres). Ensuite parce qu’elle aborde son travail sous l’angle que l’on attendait le moins : la peinture. En effet, dans l’histoire de l’art du XXe siècle, Marcel Duchamp passe pour celui qui a mis un terme à la peinture dite « rétinienne » et qui a ouvert le champ, en partie grâce au ready-made, à l’art conceptuel. Mais les rapports de Duchamp et de la peinture sont plus complexes qu’il n’y parait. Peut-être même peut-on résumer tout son œuvre à une interrogation ou à un prolongement de celle-ci. C’est ce que suggère en tous cas cette passionnante exposition conçue par Cécile Debray et qui permet d’aborder le travail de l’auteur d’Etant donnés, sa dernière œuvre, dévoilée après sa mort, sous un jour complètement nouveau.
La première salle de Marcel Duchamp, la peinture même (le titre de l’exposition renvoit bien sûr au titre de sa pièce majeure, le Grand Verre : La Mariée mise à nu par ses célibataires, même) présente quatre œuvres de différentes périodes de la carrière de l’artiste qui sont comme quatre termes de cette équation. Elles symbolisent en effet les liens paradoxaux qu’il entretint avec la peinture pendant toute son existence. La première est L.H.O.O.Q., la fameuse « Joconde aux moustaches » de 1919, qui montre l’insolence de Duchamp face à l’héritage pictural. La deuxième est la photo, par Stieglitz, en 1917, de son fameux « Urinoir » (l’original, qui a été cassé depuis) et elle montre l’attitude de l’artiste face aux institutions (après que son Nu descendant un escalier ait été rejeté par le Salon des Indépendants, à Paris, en 1911, Duchamp décida, par provocation, d’envoyer un urinoir au même salon qui devait se tenir, quelques années plus tard, à New York). La troisième est la Boite-en-valise que l’artiste réalisa bien plus tard encore et qui comprend des reproductions de la plupart de ses œuvres. On y voit que, loin de les rejeter, l’artiste y fait figurer bon nombre de ses peintures. La quatrième, enfin, est une série de lithographies que Duchamp réalisa l’année de sa mort et qui sont des hommages aux grands maîtres : Ingres, Courbet, Rodin, etc, preuve, s’il en fallait, que la peinture était toujours au cœur de ses préoccupations.
A partir de cette première salle, qui pose avec clarté les données du problème, il est possible de rentrer dans l’exposition selon l’ordre chronologique. On y voit les débuts de Duchamp, ses dessins humoristiques et ses nus qui, comme le dit Cécile Debray, « ancrent son travail dans une obsession érotique liée à la question du regard, du voyeurisme, déjà formulée par Manet ». Puis on suit ses accointances avec le fauvisme, les couleurs et les thèmes arcadiens de Matisse, la sensualité de Picabia. Mais pour lutter encore plus contre le naturalisme, il se tourne vers le symbolisme et ce sont alors les figures de Redon, de Kupka ou les portraits astraux qui sont convoqués. Puis vient le cubisme auquel il adhère en 1911 et auquel il donne une dimension allégorique. Mais Duchamp est aussi très intéressé par les questions de cinétisme et, en particulier, par la décomposition du mouvement des chronophotographies d’Etienne-Jules Marey et il incline son travail dans le sens d’une recherche mécanique qui se rapproche des œuvres futuristes italiennes. D’ailleurs la machine et son lien avec le corps en mouvement est ce qui va passionner désormais l’artiste. La machine et les échecs, dont il est un joueur émérite, et dans lesquels il voit la possibilité de résoudre dans une forme physique une pensée abstraite (ce qui est l’obsession principale de Duchamp).
Mais à partir de 1913, il choisit de ne plus être socialement un artiste et travaille jusqu’en 1915, date de son départ pour les Etats-Unis, à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Il faut dire qu’un an plus tôt, il a séjourné à Munich et que, fasciné entre autres par les peintures de Cranach qu’il y a vues et dont les glacis préfigurent la transparence du verre, il y a élaboré un grand projet qui n’est pas sans lien avec l’ésotérisme et qui consiste à réinventer la peinture, à synthétiser toutes les recherches qu’il a pu faire précédemment, mais en se débarrassant de ses contingences et en peignant directement sur verre (l’Allemagne et les pays de l’Est ont aussi, faut-il le rappeler, une grande tradition de « fixés sous verre »). Pendant deux ans, donc, Duchamp va approfondir ses connaissances en géométrie, mathématiques, optique ; il va lire des ouvrages rares comme ceux de Léonard de Vinci, de Dürer ou L’Encyclopédie, accumuler un nombre considérable de notes, de croquis et de citations et expérimenter des techniques nouvelles avant de se lancer dans la réalisation de son œuvre révolutionnaire. Et ce n’est qu’à son arrivée à New York qu’il s’y mettra vraiment, y travaillant pendant de plus de dix, et continuant à l’accompagner de notes et de commentaires, jusqu’à ce qu’il décide de l’abandonner, la considérant comme inachevée.
C’est par ce Grand Verre que s’achève l’exposition (ou plutôt une réplique autorisée par Duchamp lui-même, l’original étant intransportable). Un Grand Verre qui est loin d’avoir livré tous ses secrets. Mais du moins le parcours proposé nous permet-il de comprendre par quel cheminement l’artiste y est arrivé et surtout dans quel contexte. Car un des mérites – et non des moindres – du travail de Cécile Debray est d’avoir réuni tous les artistes dont Duchamp a pu se sentir proche et qui ont influencé son travail. On y voit aussi bien des œuvres de Matisse, Derain, Brancusi, Picabia ou Léger que des films expérimentaux, des maquettes de moteurs ou des traités scientifiques. Et surtout, elle pose cette question essentielle : Duchamp était-il un peintre raté lui qui, au fond, s’est essayé avec aisance à tous ces mouvements, mais sans jamais véritablement trouver sa place dans aucun et qui n’a pas terminé l’œuvre qui devait repenser le genre pictural ? Une réponse, en tous cas, s’impose : Duchamp a ouvert la voie à l’art d’aujourd’hui en faisant en sorte que la peinture ne se suffise plus à elle-même, qu’elle ouvre sur des champs d’expérimentations nouveaux et multiples, qu’elle s’accompagne de notes, d’écrits, de commentaires qui la donne à penser et la sorte de sa toile et de son châssis : « Je voulais m’éloigner de l’acte physique de la peinture. J’étais nettement plus intéressé à recréer des idées dans la peinture […] Je voulais remettre la peinture au service de l’esprit. », disait-il.
–Marcel Duchamp, la peinture même, jusqu’au 5 janvier 2015 au Centre Pompidou (www.centrepompidou.fr). Un très beau catalogue, réalisé sous la direction de Cécile Debray, accompagne l’exposition (360 pages, 44,90€).
Images : Marcel Duchamp, Jeune homme triste dans un train, 1911 – 1912, huile sur toile montée sur carton, 100 x 73 cm, Venice, Peggy Guggenheim Collection © 2014. Photo Art Media/Heritage Images/Scala, Florence © succession Marcel Duchamp / ADAGP, Paris 2014 ; Le Printemps ou Jeune homme et jeune fille dans le printemps, 1911, huile sur toile, 65.70 x 50.20 cm, The Vera and Arturo Scharz Collection of Dada and Surrealist Art in the Israel, Museum Collection, Jérusalem © succession Marcel Duchamp / ADAGP, Paris 2014 ; Le Grand Verre (La Mariée mise à nu par ses célibataires, même.), 1915 – 1923 / 1991 – 1992, 2ème version, Huile sur feuille de plomb, fil de plomb, poussière et vernis sur plaques de verre brisées, plaques de verre, feuille d’aluminium, bois, acier, Moderna Museet, Stockholm © succession Marcel Duchamp / ADAGP, Paris 2014
6 Réponses pour Marcel Duchamp, même en peinture
C’est peut-être l’occasion de sortir de la doxa critique très matérialiste, façon XX° siècle, qui rend incompréhensibles les préoccupations de Marcel Duchamp.
Pourquoi, par exemple, se priver de la compréhension de la métaphore platonicienne qui donne sens à son fameux Nu descendant un escalier ? Représentation de ce qui est invariant durant une vie d’Homme, l’âme, en opposition à ce qui change à chaque instant de sa vie, son corps et sa mémoire, mis en scène par la chronophotographie. Voilà l’Homme moderne, rendu mécanique par la vanité, par le tout-fait selon Bergson, chutant en tourbillon vers l’opinion et les logiques de bas-étages plutôt que de s’élever vers la sagesse.
Peut-être vous faudra-t-il attendre cinquante ou cent ans pour toucher votre vrai public, mais c’est celui-là seul qui m’intéresse.
C’est ce que Marcel Duchamp proclamait à la fin de sa vie. Alors aujourd’hui que nous y sommes, qu’est-ce qui vous retient de vous laisser toucher par sa lucidité ironique, toute socratique ?
Cordialement
Alain Boton, auteur de Marcel Duchamp par lui-même (ou presque). FAGE, 2013.
Personnellement, rien. Et je ne crois pas qu’on puisse aborder l’œuvre de Duchamp en ignorant Et sa lucidité Et son ironie. Pour le reste, votre compréhension du Nu descendant un escalier est originale et prouve bien la richesse d’interprétations qu’une telle œuvre peut susciter.
Si vous le permettez, voici quelque chose qui permettra à vos lecteurs de visiter l’expo avec curiosité. C’est un extrait d’une lettre de Duchamp à Helen Freeman qui lui demandait de parler de ces tableaux 40 ans plus tard :
Enfin chère Helen je peux répondre à toutes vos lettres et manuscrits – parce que je suis définitivement convaincu que je ne suis pour rien dans tout cela : peintures et pensées évoquées par ces peintures. Si au point de vue strictement chronologique je suis le même individu que le peintre de ces peintures, l’écoulement linéaire du temps (1912-1952) n’est pas une justification de l’identicité de M.D 1912 avec M.D 1952. Au contraire je crois qu’il (y) a dissociation constante, si cette dissociation n’est pas empêchée par des considérations et des acceptations superficielles du principe d’identité.
On retrouve ces considérations dans la neurologie la plus pointue qui emploie le concept de mêmeté pour la conscience de soi due à la mémoire et le concept d’ipséité pour la conscience de soi immédiate que Duchamp différencie dans ces phrases.
La chronophotographie dans le Nu descendant un escalier représente cette mêmeté et l’ipséité est représentée par une petite boule blanchâtre que vos lecteurs qui visiteront l’expo prendront le temps de regarder (en bas de l’escalier au milieu du personnage) et que Duchamp décrit ainsi dans ses notes :
Pour le centre-vie de la mariée. aboutir à une petite boule mathématiquement sphérique vide émanante – Sphère émanante, toujours pour opposer la divinité mariée à l’humain célibataire
Il ne faut jamais oublier que Duchamp était un peintre symboliste qui doit être scruté dans le détail comme Daniel Arasse nous l’a enseigné.
😉
Merci pour ce billet. J’ai dit avec mes mots à moi, sur mon blog, combien j’avais apprécié cette exposition, claire et aérée, comme d’habitude à Beaubourg. Et le « Grand nu descendant l’escalier 2 » est une de mes toiles préférées.
http://rue2provence.com/2014/10/07/peinture-marcel-duchamp-la-peinture-meme-paris-centre-national-dart-contemporain-2014/
6
commentaires