de Patrick Scemama

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La République de l'Art
A nos chers disparus

A nos chers disparus

D’ordinaire, les centres d’art et les galeries d’art contemporain présentent les œuvres d’artistes vivants. Ce sont aux musées et aux galeries dites « d’art moderne » que sont dévolues les rétrospectives d’artistes décédés. Mais il arrive parfois que les cartes se brouillent et que des lieux à la pointe de la création contemporaine se mettent à défendre le travail d’artistes disparus. C’est ce qui se passe actuellement à la galerie Perrotin, qui présente simultanément dans ses espaces de Paris et de New York l’œuvre de Jesus Raphael Soto (1923-2005) et au Crédac, le Centre d’art d’Ivry-sur-Seine, qui présente  celle de Bruno Pélassy (1966-2006).

Chez Perrotin, donc, entre JR, Murakami et Sophie Calle, on représente désormais « l’Estate » (la succession) de Soto, ce qui ne simplifie pas – c’est le moins qu’on puisse dire ! – la lecture de la ligne artistique défendue par la galerie. Et pour marquer d’un grand coup l’arrivée du travail encore disponible de l’artiste dans l’écurie, on a organisé une double exposition en France et aux Etats-Unis, intitulée « Chronocrome » et dont le commissariat a été confié à Matthieu Poirier, un spécialiste de l’art optique. Soto, faut-il le rappeler, était né au Venezuela et il s’est installé en France à l’âge de 27 ans. Très influencé tout autant  par Mondrian et les théories de Lazlo Moholy-Nagy sur la lumière et la transparence que par Schönberg et le dodécaphonisme en musique, il a vite développé une œuvre dans laquelle l’espace et le temps réel  jouent un rôle capital. Car c’est la perception qui intéresse surtout l’artiste, la manière dont on appréhende l’œuvre et qui se modifie en fonction du déplacement qu’on opère devant elle. Parmi ses pièces les plus célèbres figure d’ailleurs cette série de « reliefs » constitués de deux trames placées dans l’espace et séparées de quelques centimètres. Comme le dit le commissaire de l’exposition dans le beau catalogue qui a été édité spécialement à cette occasion : « la première de ces trames, irrégulière et transparente, est constituée tantôt de motifs sérigraphiés, tantôt de tiges peintes. La seconde trame est, quant à elle, située en retrait et peinte de fines lignes verticales noires et blanches. Ce rapport entre fond et forme est crucial : il génère visuellement un effet ondoyant et changeant (un moiré) dès la plus infime variation du point de vue de l’observateur. »  A cet égard, le rôle de Soto et des artistes qui l’ont accompagné dans cette aventure de l’art cinétique est historique, car ils ont été parmi les premiers à inclure de manière active le regardeur au sein de l’expérience artistique.

(Image supprimée conformément aux conditions d’utilisations Adagp)

Tout aussi artisanale, mais sans doute plus émouvante, est l’exposition au Crédac de Bruno Pélassy, cet artiste niçois qui fut proche de la Villa Arson dirigée alors par Christian Bernard (et de toute la bande des niçois de l’époque : Jean-Luc Blanc, Brice Dellsperger, Natacha Lesueur, Jean-Luc Verna, etc) et qui mourut du Sida en 2002, à l’âge de trente-six ans. Artisanale, car Bruno Pélassy n’avait pas fait d’école d’art, mais avait suivi une formation en textile et en joaillerie qui l’avait amené, en particulier, à travailler pour le bijoutier Swarovski. Et ce sont ces matériaux (les pierres précieuses et les tissus, mais aussi d’autres, qu’il récupérait à droite et à gauche) que le jeune homme a utilisés en premier lieu lorsqu’il a abordé la création artistique. Il en a fait des coiffes baroques et sophistiquées, des serpents suspendus à des sarments de vigne, symboles de la tentation biblique et du danger, une sculpture phallique en hommage à l’acteur de films pornos gay, Jeff Stryker, ou des « Créatures », sortes de formes d’inspiration animalière, habillées de soie et de dentelle et qui évoluent dans des aquariums comme de gracieuses méduses, avec deux têtes qui ressemblent à une paire de testicules. Ou il a réalisé des dessins, dont certains, de ses idoles (Brad Davis, l’acteur sexy qui joua dans Midnight Express et dans Querelle de Fassbinder, et Kathleen Ferrier, l’inoubliable contralto anglaise au timbre si maternel, tous deux d’ailleurs disparus prématurément) qu’il a recouverts de cire pour leur donner un caractère d’icônes.

Bruno PelassyLa production de cet artiste, qui s’étale sur seulement une dizaine d’années,  pourrait donc  n‘osciller qu’entre le kitch, le sexe, le baroque, l’idolâtrie et la joyeuse provocation caractéristiques d’une époque si, justement, ne pesait sur elle une menace, qui a plombé la vie de toute sa génération et de celles qui allaient suivre : le VIH. Et du coup, à côté de ces œuvres légères, ou en même temps, c’est une autre musique qui se fait entendre, plus sourde et plus inquiétante, une musique de vie et de mort, d’angoisse face à l’inévitable fugacité de l’existence. En témoignent des œuvres comme Viva la muerte, ce rideau de perles qui fait tout autant penser au film d’Arrabal qu’aux œuvres, rideaux de larmes ou de sang, de l’artiste Félix Gonzalez-Torres, lui aussi mort du Sida. Ou cette pierre tombale, inachevée, sur lequel l’artiste a écrit : « Aux pédés fils du doute » et qui est bien sûr un jeu de mot un peu grinçant sur « Au bénéfice du doute ». Ou ces « Reliquaires » dans lesquels, à côté des pierreries ou autres objets précieux, il a introduit, sur un coussin de velours rouge, son propre blouson en jean. Mais la pièce la plus révélatrice de cette peur de la disparition est sans doute la vidéo Sans titre, Sang titre, Cent titres de 1995 (on voit toujours l’omniprésence du sang dans les pièces qui font référence au Sida) : il s’agit d’un montage d’extraits de films et d’émissions de télévisions (parmi lesquels La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer , Salo de Pasolini ou Massacre à la tronçonneuse) enregistrés sur cassette VHS, c’est-à-dire sur un support dont la vocation est de s’user à chaque visionnage, jusqu’à son complet effacement…

Bruno Pélassy n’aura malheureusement pas vécu assez longtemps pour laisser une œuvre incontestable, forte, puissamment structurée. Mais telle qu’elle est, elle s’impose par sa grâce, sa diversité et sa fantaisie fragile. Surtout, elle rend hommage à toute cette génération d’artistes qui a travaillé dans l’urgence et vécu avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. A eux, il serait temps d’ailleurs de consacrer une manifestation de grande ampleur, qui les replace dans leur contexte, montre à quel point leur apport fut essentiel, loin de tout formalisme gratuit, et leur attribue la place quasi héroïque qui leur est due.

Chromochrome de Jesus Raphael Soto, jusqu’au 28 février à la galerie Perrotin de Paris, 76 rue de Turenne, 75003, et jusqu’au 21 février à la galerie de New York (www.perrotin.com)

-Bruno Pélassy, jusqu’au 22 mars au Crédac, La Manufacture des Œillets, 25-29 rue Raspail 94200 Ivry-sur-Seine (www. credac.fr)

 

Images : Bruno Pélassy, Sans titre, 2000-2001 Série des Créatures. Soie, tulle irisé, silicone, perles ; aquarium : métal, verre, miroir, pompe à eau, système électrique ; spot. Collection privée. Courtesy Air de Paris, Paris. Photo : Muriel Anssens ; Jesús Rafael SOTO, “Doble progresión azul y negra”, 1975 Peinture sur métal 305 x 333 x 343 cm © Jesús Rafael Soto / Artists Rights Society (ARS), New York/ADAGP, Paris, 2015 photo: Livia Saavedra Courtesy Galerie Perrotin ;  Bruno Pélassy, Sans titre (Viva la muerte), 1995, Perles de verre, fil nylon, bois, Vue de l’exposition Bruno Pélassy au MAMAC, Nice, 2003-2004 Collection privée. Courtesy Air de Paris, Paris. Photo : Muriel Anssens

 

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