de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Peter Doig, Antony Gormley, Andriu Deplazes: points et contrepoints

Peter Doig, Antony Gormley, Andriu Deplazes: points et contrepoints

Peter Doig est incontestablement un des plus grands peintres figuratifs vivants. Son sens de la composition, son traitement de la couleur, ses scènes nocturnes baignées par une lumière presqu’irréelle en ont fait un artiste dont on reconnait immédiatement la patte et qui a produit quelques-uns des tableaux les plus reproduits de l’époque. Et c’est aussi quelqu’un qui a une parfaite connaissance de l’histoire de l’art et qui y fait très souvent référence dans sa pratique. C’est la raison pour laquelle Christophe Leribault, le directeur du Musée d’Orsay, l’a invité à exposer dans quelques salles de son établissement. Il lui a proposé surtout de montrer ses grands formats, réalisés durant les vingt dernières années que l’artiste a passé sur l’île de Trinidad, dans les Caraïbes. On y voit, par exemple, le célèbre 100 Years Ago, qui était déjà présenté cet été à la Fondation Carmignac (cf Plongée vers l’intime à la Fondation Carmignac – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)) ou l’incroyable Two Trees, qui est dans les collections du Met de New York.

Mais il lui a aussi proposé de mettre en regard certains œuvres du musée et d’en expliquer la raison. Et c’est cette partie, même courte de l’exposition, qui est la plus passionnante. Car Peter Doig a un regard d’artiste, qui n’est pas celui d’un conservateur et fait des choix qui sont dictés par ses préoccupations personnelles ou par des affinités, non par une analyse de l’histoire de l’art. C’est ainsi qu’il met côte à côte Camille sur son lit de mort de Monet et Crispin et Scapin de Daumier, deux tableaux qui semblent on ne peut plus éloignés l’un de l’autre, puisque le premier représente les derniers instants d’une femme, alors que l’autre met en scène deux acteurs complices et bavards, mais qui parviennent à un même degré d’intimité grâce la virtuosité de la peinture. C’est ainsi qu’il propose un ensemble de portraits (Pissarro, Renoir, Manet, Vallotton, entre autres) qui ont pour caractéristique de cacher plutôt que de dévoiler. Ce sont ces rencontres impromptues qui font le sel de cette exposition et qui sont surtout révélatrices, au fond, de l’art de Peter Doig.

Autre confrontation : celle d’Antony Gormley et de Rodin dans le Musée de celui-ci. L’immense sculpteur anglais et le maître français ont en commun d’utiliser le corps humain pour interroger le rapport à l’espace et un mode de production dans lequel le moule est une source constante de renouvellement. « La raison pour laquelle Rodin reste une source essentielle d’inspiration et de renouveau pour la sculpture, c’est la manière dont il l’a libérée en associant des techniques et des matériaux à la fois anciens et modernes de façon extraordinairement prémonitoire », explique Gormley. Pour illustrer ce propos et dialoguer avec lui, il place donc des sculptures et des maquettes à l’intérieur du Musée, mais aussi à l’extérieur et dans la salle d’exposition.

C’est cette partie qui est la plus conséquente et la plus révélatrice. Composée de soixante sculptures de taille humaine et réduites à leurs formes simplifiées, Critical Mass II (1995) utilise douze positions fondamentales du corps humain, moulées cinq fois. Dans la salle d’exposition, les corps sont empilés, comme s’ils avaient été jetés à terre et formaient une masse indistincte. Dans le jardin, au contraire, ils sont alignés selon une ligne qui va vers la Porte de l’Enfer, le célèbre monument de Rodin, et dans des positions graduées, qui vont de la position couchée à celle debout. L’effet est saisissant et invite à une réflexion essentielle sur la condition humaine. Avec des esthétiques très différentes et un siècle d’écart, Gormley et Rodin se rejoignent dans la puissance et la force expressive.

Andriu Deplazes, lui, ce jeune peintre suisse né en 1993, dont on n’avait encore jamais vu le travail à Paris, n’est confronté qu’à lui-même dans l’exposition qu’il propose actuellement à la galerie Peter Kilchmann sous le titre Plaines en jachères. Enfin si l’on peut dire, car l’exposition est si riche pour une simple galerie (près de trente œuvres) et elle fait appel à tant de médiums et de références qu’on peut considérer que l’artiste y dialogue directement avec ses maîtres. Et c’est d’abord à Hodler que l’on pense naturellement, surtout pour ce qui constitue la partie « paysages » (car comme dans une institution, l’exposition est divisée en sections). De son ainé suisse, Andriu Deplazes reprend les fondus de lumière et les couleurs pastel, mais les adapte à Marseille, la ville où il vit désormais, avec ses murs décrépits, ses barres d’immeubles et la pollution dans laquelle elle baigne en permanence. Le monotype est le type de technique qu’il utilise le plus pour ce sujet.

De l’autre côté de la galerie, ce sont des laissés pour compte, au sexe indéterminé, partiellement nus, qui sont mis en avant. Ils incarnent le rapport à la nature et à l’animalité (un sujet particulièrement présent chez les peintres suisses, que l’on pense par exemple au jeune Adrian Geller !). Et là c’est une forme d’expressionnisme qui se manifeste, avec des couleurs crues, des sujets brutaux (comme cette toile où l’on voit un fermier mettre le bras dans le cul d’une vache), une manière frontale d’aborder les choses. La guerre, la mort (qu’elle soit publique ou privé), le dénuement sont les thèmes qui semblent animés cette section et qui se traduisent surtout par d’assez grands formats sur toile.

Mais Andriu Deplazes n’est pas au bout de ses ressources. Sur un autre mur, c’est le dessin qui est mis en avant avec une série représentant des femmes en train d’accoucher dans un trait qui n’est pas sans évoquer la griffure d’un Baselitz et, plus loin encore, des peintures sur papier de militaires dans un camaïeu de couleurs que n’aurait pas renié Bonnard. Sans doute y a-t-il trop de pièces dans cette exposition et sans doute trop de références, d’influences diverses. A l’avenir, il faudra qu’Andiu Deplazes fasse davantage de choix et se forge un langage qui lui soit plus personnel. Mais force est de reconnaître qu’il y a là une énergie, une vitalité, un sens de la couleur et de la composition qui ne sont pas légion chez un artiste de cet âge. On y décèle un potentiel qui ne saurait que s’affiner et se bonifier avec le temps.

-Peter Doig, Reflets du siècle, jusqu’au 21 janvier au Musée d’Orsay (www.musee-orsay.fr)

-Antony Gormley, Critical Mass, jusqu’au 3 mars au Musée Rodin (www.musee-rodin.fr)

-Andriu Deplazes, Plaines en jachères, jusqu’au 16 décembre à la galerie Peter Kilchmann, 11-13 rue des Arquebusiers 75003 Paris (www.peterkilchmann.com)

Images: Peter Doig, Two trees, 2017, Oil on canvas, 240 × 355 cm, The Metropolitan Museum of Art, New York, Don de George Economou, en célébration du 150e anniversaire du musée, 2018 © Peter Doig. All Rights Reserved, DACS/ ADAGP, Paris, 2023; Vue de l’exposition Peter Doig au Musée d’Orsay, photo Sophie Crépy ; Antony Gormley, Critical Mass, 1995, Fonte, Vue de l’installation au musée Rodin © Agence photographique du musée Rodin – Jérome Manoukian ; Vue de l’exposition Andriu Deplazes, Plaines en jachère, Galerie Peter Kilchmann, Paris, 2023. Photos : Axel Fried. Courtesy de l’artiste et de la galerie Peter Kilchmann Zurich/Paris.

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