de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Picasso, Aysha E Arar, Jean Claracq iconophages

Picasso, Aysha E Arar, Jean Claracq iconophages

L’histoire de l’art, on le sait, se nourrit d’elle-même. De nombreux artistes, lorsqu’ils créent, s’appuient sur des œuvres de maîtres anciens, souvent de façon explicite, mais parfois de manière totalement codée. Picasso fait partie de ceux qui ne cherchaient pas à dissimuler ses sources. On a pu le voir à travers ses séries sur Le Déjeuner sur l’herbe de Manet ou Les Ménines de Velasquez. Mais il ne s’est jamais contenté de simplement reproduire l’image : il en a fait des variations, l’a interprétée, même déconstruite. C’est ce que montre très pertinemment l’exposition Picasso iconophage qui vient d’ouvrir dans le Musée parisien de l’artiste, sous la houlette de Cécile Godefroy et d’Anne Montfort-Tanguy.

Elle s’articule autour de quatre thèmes : le héros, le Minotaure, le voyeur et le mousquetaire. La salle qui est consacrée au premier a pour pivot L’Enlèvement des Sabines de Poussin. Picasso la reprend pour évoquer la crise des missiles à Cuba en 1962, mais en se souvenant d’une autre toile de Poussin, Le Massacre des Innocents, ainsi que d’une toile de David, Les Sabines. De même, lorsqu’il peint Massacre en Corée, il s’inspire de Manet et Goya pour donner au tableau sa composition.

La deuxième salle s’articule autour de la figure du Minotaure, qui occupe une place centrale dans l’œuvre de l’artiste dans les années 30, après les révélations des fouilles gigantesques du palais de Minos à Cnossos conduites par Arthur John Evans au début du XXe siècle. C’est fois, c’est Goya et ses eaux-fortes sur la corrida qui sont convoquées pour faire écho à ce monstre à corps d’homme et à tête de taureau qui est aussi synonyme de virilité. Et évidemment l’archéologie d’une manière plus large, avec les céramiques grecques et la sculpture crétoise, vient prêter main forte à cette figure qui synthétise l’animalité et l’humanité et qui est propice à de nombreuses déformations plastiques.

Après avoir franchi une salle intitulée l’Atelier dans laquelle on voit toutes les reproductions d’œuvres que collectionnait Picasso et qui vont des catalogues d’art à des revues érotiques, on pénètre dans une autre qui a pour titre Voyeur et dans laquelle figure sa version du Déjeuner sur l’herbe, qui est aussi une manière de montrer comment « le spectateur, convié à partager la vision du peintre, assume à son tour la position de « voyeur ». Mais la toile la plus troublante est sans doute L’Ombre de 1953, qui s’inspire d’un dessin de Matisse qui est une mise en abyme de l’artiste au travail (on voit sa main en haut, à droite). Picasso reprend ce schéma de composition en faisant en sorte que l’ombre qui est projetée sur la toile soit tout autant celle de l’artiste qui la réalise que celle du spectateur qui la regarde.

Le thème du mousquetaire, enfin, qui est très présent dans les dernières œuvres de l’artiste et qui fait partie des grandes figures masculines avec lesquelles il se confond parfois, clôt l’exposition. On pourrait penser qu’il vient directement de Velasquez, mais en fait, on se rend compte qu’il doit autant au Gréco, à Rembrandt qu’à Raphaël. Chez Picasso, tout cohabite toujours sans préférence ni hiérarchie, ainsi que le montre le merveilleux tableau présenté à l’entrée de l’exposition, Etudes de 1920, qui fait se juxtaposer sur le même plan le retour au néoclassicisme de ces années-là, les expérimentations cubistes encore en cours et un hommage à l’impressionnisme de Renoir.

De Picasso, il est aussi question dans l’exposition d’Aysha E Arar qui se tient jusqu’en juillet à la galerie Dvir de Paris, puisqu’une des œuvres s’intitule explicitement Guernica. Pour tout dire, je ne connaissais pas cette jeune artiste palestinienne (née en 1993) qui vit en Israël et dont une autre exposition vient de se terminer récemment à la galerie Sans Titre. De Picasso, donc, mais aussi de Chagall, de tout un imaginaire dans lequel l’animal a une place prépondérante et en particulier l’oiseau qui symbolise la liberté et fait le lien entre la terre et le ciel. Car comme on l’imagine, la jeune artiste vit sous le joug de l’oppression et le dessin, qu’elle pratique sur tous types de supports, mais aussi la poésie, la performance et la vidéo lui permettent de s’évader et de trouver refuge dans un monde poétique qui n’est pas sans lien avec la quête spirituelle. Dans l’exposition qui s’est achevée à la galerie Sans Titre, le ton était à la couleur, à l’amour, à une certaine forme d’exubérance, tous ces sentiments que l’on continue à éprouver, même en temps de guerre. Mais à la galerie Dvir, qui est, rappelons-le, à l’origine, une galerie israélienne et qui donne ainsi un beau message de paix et de réconciliation, il devient plus grave. L’exposition, qui était prévue depuis longtemps, a été repoussée après les événements du 7 octobre et ce sont désormais les draps dans lesquels on enterre les cadavres dans la religion musulmane qui servent de supports à ses œuvres. Pour autant, celle-ci, qui s’intitule simplement : There was love, there was death and there was you, ne cherche pas à délivrer de messages et, comme l’écrit très joliment Tamer Nafar dans un court texte qui accompagne le dossier de presse : « le travail d’Aysha E Arar est là pour dire qu’il y a un siège à côté d’elle et nous inviter à nous y assoir, parce qu’il est réconfortant de pouvoir tenir une main dans l’obscurité ». L’exposition n’en est que plus émouvante.

Enfin, des récupérations d’images, il y en a beaucoup dans le travail de Jean Claracq, ce jeune peintre qui a déjà toute une réputation et une côte derrière lui, alors qu’il n’en est qu’à sa deuxième expositions dans la galerie qui le représente, Sultana (il faut dire qu’il met beaucoup de temps à produire ses œuvres). Des images qui viennent tout autant de la Renaissance ou même du Moyen-Age qu’il affectionne, que d’Internet ou des réseaux sociaux, et qu’il combine très intelligemment en des plans différents et réunit grâce à une technique exceptionnelle : des fenêtres qui s’ouvrent sur des extérieurs, des panneaux publicitaires, des écrans d’ordinateurs ou de portables (les personnages des tableaux de Jean Claracq, généralement masculins, sont très connectés). Dans la présente exposition, faite encore une fois de petits formats qu’il faut regarder de près pour en distinguer le contenu, un tableau domine, d’ailleurs déjà par sa taille (50 x 56,6 cm) : Diane et Actéon qui fait écho au tableau homonyme de Cranach, dans lequel un chasseur transformé en cerf est dévoré par sa propre meute, après qu’il a découvert la déesse nue, au bain. Mais chez Claracq, les chiens sont remplacés par des bulldozers et la scène de bain devient un pique-nique avec un jeune homme nu (qui pourrait tout autant faire penser, encore une fois, au Déjeuner sur l’herbe). Cela en dit long sur les préoccupations écologiques de l’artiste et sur la violence qu’il distingue dans la manière dont, justement, le monde d’aujourd’hui (et le flux continu d’Internet) font se succéder les images sans hiérarchie et en passant sans transition du plaisir à l’atroce.

Picasso iconophage, jusqu’au 15 septembre au Musée Picasso de Paris (www.museepicasso.fr)

-Aysha E Arar, There was love, there was death and there was you, jusqu’au 13 juillet à la galerie Dvir, 13 rue des Arquebusiers 75003 Paris (www.dvirgallery.com)

-Jean Claracq, Une fictions, jusqu’au 20 juillet à la galerie Sultana, 75 rue Beaubourg 75003 Paris (www.galeriesultana.com). A noter qu’à l’occasion de cette exposition, Jean Claracq a produit deux jolies gravures de 40 x 30 cm, dans une édition de 150, dont le prix est de 150€ chaque. Les profits seront entièrement reversés à l’association Le Refuge, qui, grâce à un réseau de bénévoles et d’équipes sociales salariées, vient en aide aux jeunes LGBT+ en situation d’exclusion.

Images: Pablo Picasso, L’Ombre, 1953, Musée national Picasso-Paris  © Succession Picasso 2024; Amphore chalcidienne à figures noires , Face A, panse : Thésée tuant le Minotaure en présence de trois femmes.  , Vers 510 av J.-C. , E805 , Groupe des Amphores à panse (6e siècle av J.-C.) , Localisation : Paris, musée du Louvre © GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Tony Querrec ; Aysha E Arar, Do not kill angels (detail 1), 2023, charcoal and ballpoint pen on Kafan, 187 x 240 cm, unique ©Aurélien Mole ; Jean Claracq, Diane et Actéon, 2020-2024, huile sur bois, 50 x 56,6 cm, photo Gregory Copitet

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