de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Plongée dans le pigment pur

Plongée dans le pigment pur


C’est novembre. Il fait sombre. Les feuilles mortes jonchent les trottoirs et la ville est plongée dans une sorte de brouillard qui la rend uniformément grise. C’est à ce moment qu’on a envie de peinture. De peinture aux couleurs chaudes qui nous emportent et nous réconfortent. De couleurs avec lesquelles on souhaiterait faire corps et à l’intérieur desquelles on aimerait presque entrer…

Ce rêve est devenu réalité à la Galerie de Multiples/Gilles Drouault qui présente une nouvelle exposition de la jeune artiste Flora Moscovici. Flora Moscovici, on la connait pour ses travaux in situ qui célèbrent la couleur, comme les bâches qu’elle a réalisées récemment, dans le cadre des travaux de modernisation du Ministère de la Culture. A l’aide d’aérosols qui projettent la peinture acrylique ou l’encre sur de grandes surfaces, elle crée des œuvres non figuratives où la couleur se dilue, se fond, se superpose. C’est une fête, un « all-over painting » où toutes les teintes se valent, où l’aléatoire occupe une place non négligeable et où la peinture est appliquée directement sur le support, sans intermédiaire. Mais à la différence d’un Buren, par exemple, qui cherchait avec ses bandes à révéler la structure du lieu qui les accueillait, Flora Moscovici n’entend pas utiliser la peinture à d’autres fins qu’elle-même et considère le support (que ce soit un mur, un arbre, une pierre ou quelque surface que ce soit) comme un fil conducteur plutôt qu’une contrainte.

A la Galerie Gilles Drouault, elle va encore plus loin. Elle invite littéralement le visiteur à s’asseoir dans la peinture. C’est en effet une sorte de salon d’attente qu’elle a créé avec, sur les murs, de lourdes tentures de coton imbibées d’encres de couleur et, au milieu, un canapé et deux fauteuils. Mais ces sièges sont aussi recouverts de tentures colorées, le spectateur est invité à y prendre place et c’est donc à l’intérieur même du pigment qu’il peut contempler les formes dansantes autour de lui. Ce pourrait être un jeu, presqu’une blague d’étudiant, si l’expérience ne se révélait troublante. Car il s’agit bien d’une expérience, comme la concrétisation de quelque chose qui parait par nature impossible, un passage de l’autre côté du miroir. De ce renversement, chacun pourra tirer les conclusions qu’il désire, mais il en tirera un plaisir inavoué qui est celui de la transgression.

On n’a pas de contact physique avec les toiles que présente Christine Safa à la galerie Praz-Delavallade, mais la couleur y est si présente qu’on a le sentiment d’y être immergé. Christine Safa est une autre jeune artiste de la scène française (elle est née en 1994) et cette exposition, joliment intitulée L’Habitude du ciel, est son premier solo show. Elle est aussi d’origine libanaise et cette précision n’est pas sans importance, car ce sont les couleurs chaudes du Moyen Orient, les ocres de la terre, le bleu de la mer, le jaune oranger du soleil, qui imprègnent sa peinture. L’artiste peint surtout des paysages. Mais ces paysages ressemblent à des corps, à des formes humaines qu’on devine. Une même sensualité règne partout. Dans la petite brochure que la galerie a édité pour l’occasion, elle écrit : « Je regarde le soleil se noyer dans la mer comme si je regardais la personne que j’aime, encore endormie ». Et plus loin : « La lumière inonde un côté de la montagne comme elle pourrait évoquer le contour d’un visage ». C’est beau, tendre, poétique et là encore on aimerait caresser ces toiles, les toucher avec le même plaisir qu’on palpe une sculpture.

A la galerie Praz-Delavallade, elle présente quelques grands, mais aussi beaucoup de petits formats. Comment ne pas penser alors à l’immense Etel Adnan, qui vient de nous quitter cette semaine ? Comme Christine Safa, Etel Adnan avait vécu au Liban. Comme elle, elle peignait des paysages, mais dans une simplification qui tendait vers l’abstraction. Comme elle, elle privilégiait ces couleurs chaudes, vives, qui disent la beauté du monde et la douceur qu’on peut éprouver à le contempler. D’ailleurs, dans une récente exposition, Horizons, dont elle avait assuré le commissariat à la galerie Lévy Gorvy (cf Les galeries: fréquentation record – La République de l’Art (larepubliquedelart.com), la grande ainée avait invité la plus jeune à participer, au côté d’artistes tels que Simone Fattal, Ugo Rondinone, Joan Mitchell ou Ettore Spaletti. C’était une exposition magique, parfaitement contemplative et dans laquelle on serait resté pendant des heures. Cela montre la famille dans laquelle s’inscrit Christine Safa et la vraisemblable carrière qui s’ouvre devant elle.

On n’entre pas non plus dans les toiles que Christian Hidaka présente actuellement à la galerie Michel Rein. Pourtant, elles débordent largement de leur cadre. Car l’artiste a eu l’intelligence de les installer dans une sorte d’installation totale, où les murs sont peints peu ou prou de la même couleur que les tableaux, où la notion de fresque et de décor devient centrale, où la question de l’architecture se pose également. L’artiste, qui travaille depuis longtemps sur la figure de l’Arlequin tel que Picasso l’a représenté dans Parade, est parti d’une grande toile réalisée pendant le confinement, Siparium, qui fait aussi allusion au Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy, dans la chorégraphie de Nijinsky. A partir de cette toile, il a conçu de plus petits formats qui reprennent certains détails ou certains personnages de Siparium. C’est comme un agrandissement ou une mise en abyme d’éléments contenus dans la toile. Mais avec des variations ou de légers changements, qui font que chaque tableau est identique à ce qu’on voit dans Siparium, mais en même temps différent. Il s’agit d’un jeu subtil, érudit et qui est bien dans la manière raffinée de ce peintre qui est aussi nourri par la tradition culturelle de son pays natal, le Japon.

Mais la force de cette exposition, intitulée Tambour ancien, est de l’avoir inscrit dans cet environnement qui se poursuit aussi bien dans la verticalité que dans l’horizontalité de la galerie Michel Rein et qui reproduit un savant système d’ombres et de plans propre à ses compositions picturales. Ainsi ces scènes pleines de références et de délicatesse – que certains peuvent jugées trop « léchées » – trouvent-elles un nouveau niveau de lecture dans ce va-et-vient entre le tableau et l’environnement dans lequel il apparait, dans cette boucle interprétative qui tourne sur elle-même. Ainsi ce déplacement d’un support à un autre, au-delà de l’aspect purement ludique, devient-il une réflexion sur l’illusion et la perspective, un questionnement sur le fonctionnement même du tableau. C’est la manière d’avancer de Christian Hidaka, entre séduction de l’image et problématique conceptuelle, entre premier et deuxième (voire troisième, quatrième…) degré. C’est dès qu’elle parait figée qu’elle se redynamise dans l’espace ; c’est dès que le maniérisme pointe son nez qu’il parvient à s’étendre à d’autres registres.

Flora Moscovici, jusqu’au 11 décembre à la galerie Gilles Drouault, 17 rue Saint-Gilles 75003 Paris (www.gillesdrouault.com)

-Christine Safa, L’Habitude du ciel, jusqu’au 15 janvier à la galerie Praz-Delavallade, 5 rue des Haudriettes 75003 Paris (www.praz-delavallade.com)

-Christian Hidaka, Tambour ancien, jusqu’au 8 janvier à la galerie Michel Rein, 42 rue de Turenne 75003 Paris (www.michelrein.com)

Images : vue de l’exposition de Flora Moscovici à la galerie Gilles Drouault ; Christine Safa Source I, 2021 Oil on canvas, 35 x 146 cm ; vue de l’exposition de Christian Hidaka à la galerie Michel Rein, Courtesy de l’artiste et Michel Rein, Paris/Brussels Photo: Florian Kleinefenn

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