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La République de l'Art
Pol Taburet, Thu-Van Tran, revenir aux sources

Pol Taburet, Thu-Van Tran, revenir aux sources

Pol Taburet et Thu-Van Tran ont plusieurs points en commun. Ils sont français, mais originaires d’un pays ou d’une culture qui nourrissent leur travail, le premier les Antilles et la culture caribéenne, la seconde le Vietnam. Ils sont tous les deux collectionnés par François Pinault et ont pris une place importante sur la scène artistique de notre pays, même s’ils n’appartiennent pas à la même génération (il est né en 1997, elle en 1979). Ils exposent tous les deux actuellement, le premier à Lafayette Anticipations, la seconde au Mamac de Nice.

Pol Taburet a fait une ascension fulgurante en quelques années : il a eu des expositions dans les galeries Balice Hertling et Clearing, a remporté le premier Prix Reiffers Art Initiatives l’an dernier et est nommé cet automne pour le Prix Ricard. A tel point qu’il avoue lui-même avoir été un peu dépassé par les événements et n’avoir pas eu le temps d’expérimenter, de se tromper et de tout recommencer. Sa peinture, éminemment mystérieuse, hymne à l’ombre et à la nuit, fait penser à celle de Francis Bacon, pour laquelle il ne cache pas son admiration. Comme elle, elle inscrit une ou plusieurs figures dans un espace abstrait fait de portes, d’ouvertures, de seuils. Il y a, dans ces espaces sans issue, cette même violence de l’enfermement, de la claustrophobie, du sado-masochisme. Mais à la différence du peintre anglais, les couleurs qu’il utilise sont plus pops – des roses, des verts, des jaunes, des bleus, qui ne cherchent ni l’harmonie, ni la bienséance – et se réclament résolument de la culture contemporaine, avec des renvois aux dessins animés ou aux jeux vidéos. Et les personnages qu’il y figure sont noirs, souvent à peine discernables, la tête en forme de pointe, quand ils ne se résument pas à une seule bouche ouverte sur de grandes dents menaçantes. Car l’artiste fait référence à la culture vaudou et caribéenne dans laquelle il a grandi. Il dit que certaines choses dans sa peinture reprennent des éléments qu’il voyait sur les murs de chez sa grand-mère. Et les références à l’histoire de l’art ne sont pas absentes non plus. Outre Bacon, on pense à Goya ou au carnaval baroque et mortifère d’un James Ensor.

Avec son jeu sur le figuratif et l’abstrait, qui prend de plus en plus de place dans son travail, sur l’humain et l’animal, l’animé et l’inanimé, Pol Taburet crée donc un univers puissant, qui ne peut pas laisser indifférent. Il y a dans son œuvre quelque chose de dérangeant et de singulier, qui ressemble à un cri qu’on ne peut pas ne pas entendre, même si, ce qui est mon cas, on ne sent pas particulièrement proche de cet univers. Si la force de ses peintures est indubitable, en revanche, on peut être moins convaincu par ses sculptures qu’il expose pour la première fois dans l’exposition de Lafayette Anticipations, dont le titre, en soi, est déjà un programme : Opéra III : Zoo, The Day of Heaven and Hell. A mi-chemin entre l’objet et le corps humain ou l’animal, elles renvoient à l’univers domestique, à l’intime et à l’enfance (un petit train agrandi et dont l’extrémité ressemble à une tête de zombie, une fontaine dont on ne sait pas si elle est accueillante ou agressive, une table dont les pieds sont les griffes d’un animal sauvage). On voit comment l’artiste entend les articuler avec son travail pictural, mais elles restent sommaires, brutes, un peu trop faites pour l’image immédiate et sans subtilité.

Thu-Van Tran, elle, a la double nationalité : française et vietnamienne. Mais c’est surtout l’histoire de son pays d’origine qui l’intéresse et qui est à la base de son travail : la guerre, bien sûr, et la colonisation. Ainsi, un des éléments que l’on retrouve dans nombre de ses œuvres est l’hévéa ou « bois qui pleure » et qui produit le caoutchouc. Originaire du Brésil, il a été importé et exploité de manière intensive au Vietnam, notamment par l’entreprise Michelin en 1925. L’artiste montre les ravages de cette implantation artificielle, mais aussi l’asservissement qui l’a accompagné, les gestes qui ont été accomplis pour recueillir la matière précieuse et la souffrance d’un peuple quasiment réduit à l’esclavage. Elle le fait résonner avec les massacres perpétrés par l’armée américaine, en particulier lors des épandages chimiques pour débusquer les opposants et qui étaient de couleurs vives. Reprenant ces couleurs, elle en fait d’immenses fresques abstraites, très lyriques, comme celles qu’elle a réalisées récemment à la Bourse du Commerce. Et plus loin, elle met en scène les vestiges de l’époque coloniale, souligne, à travers des moulages de corps ou de dessins, les liens qui unissait le Vietnam et l’Occident ou utilise elle-même le caoutchouc pour créer des sortes de peintures organiques qui évoquent le deuil et la réconciliation.

Ayant recours à des médiums très divers (la photo, la peinture, le dessin, la vidéo, l’installation, etc.), Thu-Van Tran fait preuve d’énormément d’inventivité, d’imagination et de capacité de renouvellement. Son travail se révèle souvent délicat et poétique. Le problème est qu’il en revient toujours à ressasser la même chose : en gros, que ce qui s’est passé au Vietnam, que ce soit par les colons français ou plus tard par les Américains, a été terrible, mais qu’on peut le détourner, l’utiliser pour y voir une forme de beauté. Outre que cette vision esthétisante des choses peut sembler un peu désincarnée, voire contestable, elle est surtout répétitive et lassante. Sans minimiser en rien le choc que la jeune femme a pu ressentir face à cette histoire cruelle et meurtrière dans laquelle sa famille et elle ont été directement impliquées, on souhaiterait qu’à l’avenir, elle élargisse quelque peu son propos et utilise sa mémoire et ses traumatismes dans une perspective plus vaste.

-Pol Taburet, Opéra III : Zoo, The Day of Heaven and Hell, jusqu’au 3 septembre à Lafayette Anticipations, 9 rue du Plâtre 75004 Paris (www.lafayetteanticipations.com)

-Thu-Van Tran, Nous vivons dans l’éclat, jusqu’au 1er octobre au Mamac, Place Yves Klein, Nice (www.mamac-nice.org)

Images : Pol Taburet, Götterspeise, 2021 Acrylique, pastel à l’huile et peinture à l’alcool sur toile ©Courtesy de l’artiste, Balice Hertling, Paris et C L E A R I N G, NewYork/Bruxelles Photo : Martin Elder ; Vue de l’exposition Pol Taburet OPERA III: ZOO “The Day of Heaven and Hell” à Lafayette Anticipations © Pierre Antoine, Lafayette Anticipations ; Vue de l’exposition Nous vivons dans l’éclat au MAMAC de Nice. Le caoutchouc rouge (détail), 2017, cire, caoutchouc, arbre de caoutchouc, plâtre, pigment, bois de chêne, 40 x 40 x 270 cm chaque (x12). Les couleurs du gris (détail), 2023, lin, plâtre, chaux, liant, pigments, 320 x 900 cm, pièce unique © Thu-Van Tran / ADAGP Paris, 2023.Photo: Jean-Christophe LETT.

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