Réouverture précautionneuse et modeste
Ca y est, les galeries rouvrent progressivement et la vie reprend petit à petit un cours normal (une réouverture partielle des musées est annoncée pour bientôt). Mais la visite ne se fait pas pour autant dans les mêmes conditions que d’habitude : le port du masque est exigé, du gel hydroalcoolique est mis à disposition et un nombre restreint de visiteurs est autorisé au même moment dans l’espace. Pour rassurer ces derniers, certaines galeries ont même mis en place un système de réservations en ligne, de façon à ne jamais dépasser le quota. D’autres demandent à ce qu’on prenne rendez-vous par téléphone. Quoiqu’il en soit, les conditions sanitaires sont vraiment réunies pour qu’on puisse à nouveau voir de l’art « en vrai ». Et il y a moins de risque à aller dans une galerie où déambulent trois personnes que dans un supermarché où s’en pressent vingt fois plus.
La plupart de ces galeries rouvrent sur des expositions qui avaient été mises en place avant le confinement, mais interrompues rapidement. C’est le cas par exemple de la galerie Chantal Crousel, qui montre, à côté d’une série de pièces très inspirée de Thomas Hirchhorn consacrée à la philosophe Simone Weil, un accrochage d’œuvres de Clément Rodzielski. Clément Rodzielski, on l’avait découvert il y a quelques années grâce à une série d’interventions modestes (du spray sur des affiches de films pornos des années 70, des découpages dans des magazines pour aboutir à une forme abstraite, etc.) qui toujours interrogeait la circulation de l’image et sa nature (cf https://larepubliquedelart.com/une-image-peut-en-cacher-une-autre/). Mais depuis sa première exposition chez Chantal Crousel, il y a déjà quatre ans, on n’avait plus guère de nouvelles de lui, à part quelques œuvres qu’on avait pu voir sur les foires. Il faut dire qu’entre-temps, le jeune artiste s’était installé à New York et qu’on se demandait quelle influence sur son travail aurait cette ville qui, par son gigantisme, semble à l’opposé de sa pratique.
A voir les œuvres qu’il présente dans cette exposition et qui sont toutes récentes, on se dit qu’elle n’en a eu guère. Car Clément Rodzielski reste fidèle à son goût du papier, des interventions minimales et des pièces de petite dimension. Dans des vitrines, ce sont encore des magazines de mode qui sont présentés, mais plus pour les découper, pour trouver des publicités des grandes marques où les mannequins ont les yeux fermés. Sur la page d’à côté, il peint, les yeux fermés lui-aussi, et en appliquant la peinture à la main, comme pour caresser la page et bien sûr entrer dans une relation érotique avec le modèle. Au mur, ce sont des fonds d’images des dessins animés japonais années 80, eux aussi peints à la main, mais sans personnages, et sur lequel l’artiste laisse une trace, souligne une forme, esquisse un mouvement. « Mises à jour, frémissements, démangeaisons : une peinture s’est posée sur une autre », explique-t-il dans le communiqué de presse. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : un geste simple, parfois à la limite du perceptible, un commentaire qui ne manque pas d’humour, une remarque en passant, presqu’avec nonchalance, mais qui change tout.
A sa manière, Sépànd Danesh, qui reprend l’exposition Moi mon aigle et mon serpent à peine vue
à la galerie Backslash est aussi un artiste modeste. Modeste au sens où ce qui
l’intéresse le plus est cette partie à laquelle on prête souvent peu
d’importance : le coin. Ce coin, il le peint depuis longtemps sur des
toiles un peu statiques où un objet ou un personnage apparaît, posé sur une
étagère, sans qu’on distingue jamais ni le plafond ni le sol. Et il est encore
à l’honneur dans cette nouvelle exposition avec une série de peintures qui
prend son titre chez Nietzsche et où les fonds semblent plus neutres, moins
chargés et baroques que dans ces précédents travaux (ce qui n’exclut pas des
mises en perspective virtuoses). Mais ce qui inédit, ici, ce sont les
sculptures, de drôles de petits personnages en bois peints qui adoptent des
positions immédiatement identifiables (marcher, se tenir droit ou à genoux) et
qui sont eux-mêmes posés sur des socles, mais en bois naturel brut cette fois
(on pense à Balkenhol ou à certains socles de Baselitz).
Or, en y regardant de plus près, on se rend compte que ces petits bonshommes
sont faits de multiples cubes de même dimension qui rappellent le pixel,
c’est-à-dire la base de l’image numérique. Et ces cubes-pixels renvoient aussi
aux dessins qui constituent la base du vocabulaire de l’artiste et qu’il a
toujours réalisés dans une sorte de langage universel, un peu à la manière des
hiéroglyphes (cf https://larepubliquedelart.com/un-week-end-au-salon/).
Et on les retrouve aussi sur les toiles, où
les personnages, même lorsqu’ils forment une ronde à la manière de La Danse de Matisse, ne sont pas d’un
tenant, mais d’une succession de microformes qui s’additionnent les unes aux autres et les rendent
particulièrement vulnérables. Il y a donc une circulation et un renvoi dans le
travail de Sépànd Danesh qui lui donnent toute sa force et sa cohérence. Et ces
petites sculptures, qui ont aussi quelque chose d’enfantin, en sont peut-être
l’expression la plus aboutie. Elles interrogent le corps dans l’espace et forment
comme une réponse involontaire, par l’inscription dans la grille, à la
somptueuse exposition d’Antony Gormley qui se tient au même moment à la galerie
Thaddaeus Ropac.
Modeste et simple, le service en porcelaine blanche conçu par John Armleder pour le galeriste Jean Brolly l’est tout autant. Il est composé de 24 pièces (6 assiettes plates, six creuses, six assiettes à dessert et six tasses/soucoupes) et se concentre sur la pureté de la ligne, au détriment de toute fioriture. Edité à 500 exemplaires, il est aussi vendu 500€. En fait, il s’agit d’une vieille amitié entre le galeriste-collectionneur et l’artiste suisse qui avait déjà fait l’échange d’une œuvre, jadis, contre de la vaisselle. Cette fois, Armleder a voulu réitéré l’aventure et il a créé ce service qui a été d’abord été présenté à Art Genève, où il est particulièrement célébré (la galerie a même été primée pour son stand). En le reproposant dans son espace parisien (il s’agit là d’une nouvelle exposition), Jean Brolly l’a aussi accompagné d’une série d’œuvres qui ne sont pas toutes d’artistes de la galerie (comme Armleder), mais qui ont la gastronomie ou la cuisine pour thème commun : on y trouve aussi bien des peintures de Philippe Mayaux et de Mireille Blanc, que des dessins de Christelle Téa ou de Paul Armand Gette, des pastels de Mathieu Cherkit ou des sculptures de Vincent Olinet et de Daniel Spoerri. Une vraie invitation à la fête et une exposition joyeuse comme on en a besoin en ce moment.
-Clément Rodzielski, Animes et magazines, peintures sur papier, jusqu’au 23 mai à la galerie Chantal Crousel, 10 rue Charlot 75003 Paris (www.crousel.com)
-Sépànd Danesh, Moi mon aigle et mon serpent, jusqu’au 27 juin à la galerie Backslash, 29 rue Notre-Dame de Nazareth, 75003 Paris (www.backslashgallery.com)
-John Armleder, White Plate, White Cup, jusqu’au 11 juillet à la galerie Jean Brolly, 16 rue de Montmorency 75003 Paris (www.jeanbrolly.com)
A propos de pratique modeste, on pourrait aussi mentionner l’exposition d’Hassan Sharif qui vient de rouvrir chez gb agency (jusqu’au 30 mai). Mais il faudrait s’attarder plus longuement sur le travail complexe et très conceptuel de cet artiste disparu il y a quelques années. Nous y reviendrons à l’occasion.
Images : Clément Rodzielski, Untitled, 2019-2020, Magazine peint, 43 x 28 x 4 cm, Courtesy of the artist and Galerie Chantal Crousel, Paris. Photo: Florian Kleinefenn; vue de l’exposition Moi mon aigle et mon serpent de Sépànd Danesh, Courtesy de l’artiste et de la galerie Backslash, photo Jérôme Michel ; vue de l’exposition White Plate, White Cup avec le service de John Armleder à la galerie Jean Brolly.
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