de Patrick Scemama

en savoir plus

La République de l'Art
Révolution de Palais

Révolution de Palais

Le Palais de Tokyo est dans l’entre-deux. Sa nouvelle directrice, Emma Lavigne, a été nommée il y a seulement quelques mois et elle n’est donc pas encore responsable de la programmation. Celle-ci s’en ressent, qui a cruellement souffert pendant de longs mois de l’absence de direction (Jean de Loisy étant parti début 2019 pour diriger les Beaux-Arts de Paris) : Prince-sse-s des villes, l’exposition sur les nouvelles mégapoles de l’art, l’été dernier, frisait la catastrophe (cf http://larepubliquedelart.com/dailleurs-et-dici/); quant à Futur, Ancien, Fugitif, l’exposition de rentrée qui se proposait de jeter un regard différent sur la scène artistique française, elle avait bien du mal à convaincre (entre-temps avait lieu la Biennale Lyon, Là où les eaux se mêlent, placée sous la responsabilité des curateurs du Palais, qui n’était pas une grande réussite non plus).

La saison qui vient de s’ouvrir, et qui accueille, entre autres, une exposition réalisée en collaboration avec le MATHAF (Arab Museum of Modern Art) de Doha, ne va pas davantage de soi. D’abord parce qu’elle donne lieu à une polémique : pourquoi une institution telle que le Palais de Tokyo, qui a toujours manifesté son soutien aux personnes LGBTQ, fait-elle la part belle à un musée venu du Qatar, pays dans lequel l’homosexualité est considérée comme un délit passible de prison, voire de mort ? Christopher Miles, le directeur général du Palais, qui a été en charge des négociations avec le riche état du Golfe, a répondu aux critiques en disant que : « depuis 1974, il n’y a pas eu de peine de mort au Qatar et la condamnation à mort pour homosexualité n’a jamais été appliquée ». D’après lui, cette collaboration, qui s’inscrit dans l’année culturelle Qatar-France 2020, constituerait une manière de diffuser des valeurs françaises dans une société qui est en pleine évolution, même si elle reste encore archaïque en bien des domaines. On veut bien le croire, même si ses arguments ne nous convainquent qu’à moitié. Mais on ne peut s’empêcher de penser que le facteur « argent » pèse aussi son poids dans la balance: dans une période qui semble un peu délicate, sur le plan financier, pour le Centre d’art parisien, une exposition qui arrive à moitié payée (les frais ont été pris en charge à parts égales entre la France et le Qatar) est une aubaine qu’on ne saurait négliger.

Cela étant posé, l’exposition, dont le titre, Notre monde brûle, renvoie aussi bien aux questions de réchauffement climatique qu’aux profondes modifications politiques provoquées par les « Printemps arabes », est une belle réussite. Elle est dominée par deux installations immersives qui, à elles seules, justifient la venue au Palais de Tokyo : celle de John Akomfrah, vaste installation vidéo sur six écrans, qui montre, à partir d’images venues des quatre coins du monde, à quel point le travail comme les loisirs, la consommation comme les combats politiques, bref toutes les activités humaines, forment un réseau interdépendant propre à la mondialisation, et celle de  Wael Shawky, incroyable reproduction d’un désert de sable dans lequel le spectateur est invité à marcher et où trois films sont projetés, qui sont des adaptations de fables relatives à l’Egypte antique. Dans la première, épique, qui dure plus d’une heure et qui est accompagnée d’une musique très lyrique, ce sont bien sûr les conséquences dramatiques sur l’environnement  de l’industrialisation outrancière qui sont évoquées ; dans la seconde, c’est la présence du mythe dans l’imaginaire contemporain qui est interrogée, un mythe qui se transforme mais traverse les générations (pour preuve, les rôles sont interprétés par des enfants, mais doublés par des voix d’adultes).

Mais d’autres œuvres font preuve de beaucoup de puissance et de pertinence dans leur rapport au monde d’aujourd’hui. On pourrait citer des artistes déjà bien connus en France comme Francis Alÿs (un jeu d’oppositions sur table qui met en question la notion de frontière), Kader Attia (un entremêlement de croissants de Lune et d’étoiles de David qui symbolise le conflit entre Israël et les Pays Arabes), Fabrice Hyber (un musée du plastique, ce matériau extrêmement polluant dont un des composants de base est issu du raffinage du pétrole) ou Danh Vo (des fragments de sa reconstitution de la Statue de la Liberté). Et d’autres artistes plus spécifiquement liés à la culture du Moyen-Orient méritent qu’on s’y intéresse : entre autres, Mustapha Akrim, qui associe à son travail artistique les techniques qui étaient les siennes lorsqu’il travaillait, pour vivre, comme maçon ;  Monira Al Qadiri, qui condense, dans ses sculptures, les deux plus importantes ressources naturelles sur lesquelles a reposé l’économie des pays du Golfe : les perles, jadis, et le pétrole, depuis les années 40 ; ou Bouthayna Al Muftah, qui interroge elle –aussi l’histoire de son pays, mais à travers les livres, les documents, les récits qui finissent par former un cercle où l’artiste inscrit sa propre marque. En tout, ce sont trente artistes qui présentent des œuvres de natures différentes, mais qui toutes témoignent des profondes mutations que connaît actuellement le monde arabe.

On le voit, l’exposition est très en phase avec les problèmes écologiques et géopolitiques du monde actuel et se situe davantage du côté des opposants aux pouvoirs en place que sur le terrain de la propagande. C’est ce qui en fait sa force et son retentissement intellectuel (parmi les pièces marquantes, on pourrait aussi évoquer celle de Michael Rakowitz, qui reconstitue à partir d’emballages de produits alimentaires les objets archéologiques du Musée national d’Irak détruits lors de la chute de Saddam Hussein). Et il faut ajouter que toutes les œuvres ne proviennent pas des collections du MATHAF, mais que certaines ont été produites spécialement pour l’occasion. Alors, le résultat parvient-il à effacer les réserves initialement formulées ? En partie, mais en partie seulement, car si une pièce, celle de Dominique Hurth, aborde la question de la place des femmes, aucune n’évoque frontalement la répression de l’homosexualité au Qatar et, plus largement, dans les Pays Arabes. On attend donc désormais la première grande exposition programmée par Emma Lavigne,  la « carte blanche » qu’elle a donnée à Anne Imhof à l’automne prochain, pour investir tous les espaces du Palais. Anne Imhof qui, lorsqu’elle reçut à Venise le Lion d’Or pour son extraordinaire Faust, revendiqua clairement son droit à la différence et dédia son Prix aux minorités opprimées.

Le Palais de Tokyo est aussi le temple de la performance, à laquelle il consacre chaque année un mini-festival, Do Disturb (dans le cadre de l’exposition Notre monde brûle, tout un cycle de projections et de performances est d’ailleurs organisé). Mais il n’est pas le seul. Le T2G (Théâtre de Gennevilliers), qui accorde une place importante à l’art contemporain, propose lui aussi ce week-end une série de performances dans les différents espaces du bâtiment (c’est la seconde édition de la manifestation intitulée Sur les bords). Au programme : des œuvres de Tino Sehgal  (la fameuse « Ann Lee », déjà vue…au Palais de Tokyo), Pamina de Coulon, Eric Beaudelaire ou encore Célia Gondol. Mais parmi elles, une allie le plaisir du jeu à celui de la réflexion sur la sous-représentation des femmes dans le monde de l’art contemporain, celle d’Olivia Hernaïz, L’Art & Ma Carrière. Il s’agit d’une sorte de jeu de l’oie, a priori réservé aux femmes -mais les hommes peuvent y jouer-, dans lequel chaque participant est invité à réussir dans le monde de l’art, en choisissant des spécialités telles que artiste, galeriste ou historienne, mais en se heurtant aussi à toutes les discriminations que les femmes peuvent rencontrer dans ces carrières. Pour le réaliser, l’artiste a recueilli les témoignages de centaines d’actrices du milieu artistique et toutes les options que le jeu propose sont donc basées sur des histoires vraies. On s’y distrait, mais on y réfléchit aussi et on s’y confronte à des situations pas toujours confortables…


Notre monde brûle, jusqu’au 17 mai au Palais de Tokyo. A noter que l’exposition fait partie d’une saison en deux parties, Fragmenter le monde, et la seconde partie sera présentée l’été prochain. A noter aussi que d’autres expositions la composent, dont une grande installation d’Ulla von Brandenburg, Le milieu est bleu, sur laquelle nous reviendrons sans doute prochainement. (www.palaisdetokyo.com).

Sur les bords #2, du 28 février au 1er mars au T2G, 41 avenue des Grésillons 92230 Gennevilliers. Tout le programme sur www.theatre2gennevilliers.com

Images : John Akomfrah, Purple, 2017, Installation vidéo sur 6 écrans HD, couleur 15.1, son surround, 62’00’’, dimensions variables, Vue de l’exposition « Notre monde brûle », Palais de Tokyo (21.02 – 17.05.2020) , Courtesy of Smoking Dogs Films & Lisson Gallery (Londres/New-York/ Shanghai), Photo : Marc Domage; Wael Shawky, Al Arabia Al Madfuna, 2012-2016Vue de l’exposition « Notre monde brûle », Palais de Tokyo (21.02 – 17.05.2020), Photo : Aurélien Mole ; Michael Rakowitz, May The Obdurate Foe Not Be In Good Health: Young man with smaller figure, 2017, Vue de l’exposition « Notre monde brûle », Palais de Tokyo (21.02 – 17.05.2020); le jeu d’Olivia Hernaïz, l’Art & Ma Carrière

Cette entrée a été publiée dans Expositions.

0

commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*