de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Rondinone et Dumas en marge de la Biennale de Venise

Rondinone et Dumas en marge de la Biennale de Venise

Repoussée d’un an à cause de la Covid, la Biennale de Venise s’est donc ouverte fin avril et, comme pour chaque édition, elle regroupe un nombre impressionnant d’expositions et de manifestations en marge de ses deux principaux sites, l’Arsenale et les Giardini, où se trouvent les pavillons nationaux. L’édition de cette année, The Milk of Dreams, sous le commissariat de Cecilia Alemani, la première femme italienne à occuper ce poste, s’est révélée riche en découvertes. Elle met en avant beaucoup d’artistes (une majorité de femmes) que l’on ne connaissait pas ou peu, qui, pour certains, sont déjà morts, et qui appartiennent souvent à des cultures extra-européennes. On ne peut que se réjouir de cette prospection qui ouvre de nouveaux horizons, mais il ne faudrait pas non plus qu’on tombe dans le travers inverse et que ces propriétés deviennent la condition sine qua none pour être sélectionné dans une biennale. Dans cette profusion d’œuvres et de propositions, on a été particulièrement sensible à la magnifique installation vidéo d’Ali Cherri, qui a obtenu le Lion d’Argent, et qui reprend des éléments du film Le Barrage, qui a été présenté à Cannes (on y reviendra au moment de la sortie) et au pavillon français de Zineb Sedira, qui explore elle-aussi les thèmes du colonialisme, du féminisme et de l’identité, mais qui le fait avec fantaisie, humour, sensualité, sans dogmatisme.
A Venise, toutefois, deux expositions qui ne sont pas directement dans le Biennale nous ont marqué. La première est celle qu’Ugo Rondinone présente à la Scuola Grande San Giovanni Evangelista, qui est une des plus illustres et des plus importantes « écoles » de la cité lacustre. C’est une exposition qui peut dérouter, tant elle est simple et regroupe peu d’œuvres. Trois types de sculptures de cet immense artiste y sont en effet confrontés. Il y d’abord les « candles », ces bougies consumées en bronze de différentes tailles et de différentes couleurs qui sont des vanités. Puis le grand soleil, en bronze doré, que l’on avait déjà vu au bout du Grand Canal du Château de Versailles, et qui est constitué à la base de branches de bois noués entre elles. Et enfin les moulages en cire de corps de danseurs nus, qui flottent dans les airs et qui sont peints comme s’ils étaient le ciel, c’est-à-dire en bleu avec des petits nuages blancs. L’exposition s’appelle Burn, Shine, Fly. Elle fait référence à un poème de John Giorno, qui fut longtemps le compagnon de Rondinone, et qui dit : « You got to burn to shine ». Bien sûr, il s’agit d’un cycle de vie, surtout selon la croyance bouddhiste, qui va de la mort (les bougies consumées) à la résurrection ou la réincarnation (les corps qui flottent dans le ciel), en passant par la crémation (le soleil).  C’est d’une simplicité absolue, d’une totale évidence et cela touche à l’essence de la vie humaine. Dans le cadre grandiose de la Scuola Grande San Giovanni Evangelista, face aux vestiges baroques vénitiens, c’est une expérience spirituelle que l’on n’oublie pas.

L’autre exposition marquante est celle de Marlene Dumas, qui se tient au Palazzo Grassi, à la Pinault Collection. A l’inverse de celle de Rondinone, elle rassemble de nombreuses œuvres, mais aborde, au fond, les mêmes questions humaines et existentielles. Marlene Dumas, rappelons-le, qui, à ma connaissance, n’a jamais eu de grande rétrospective en France, est née en Afrique du Sud. Avant de s’installer aux Pays-Bas pour vivre et continuer ses études, elle a connu l’apartheid, la violence, la discrimination et elle en a été profondément marquée. Son œuvre, d’ailleurs, porte les traces de ce traumatisme, mais à la différence d’un Luc Tuymans, par exemple, avec qui elle partage le même galerie, David Zwirner (à noter que Tuymans  expose en ce moment dans l’espace parisien de la galerie), elle n’aborde jamais frontalement les sujets politiques. Elle préfère se concentrer sur les ressentis, la manières dont les individus subissent l’histoire, en travaillant à partir de photos qu’elle trouve dans la presse ou sur Internet. Sur les ressentis et sur l’intime, ce qui peut paraître anecdotique, mais ne s’en révèle pas moins essentiel. « Je suis une artiste qui utilise des images de seconde main et des expériences de premier ordre », aime-t-elle à dire. De fait, sa peinture a souvent été qualifiée d’expressionniste (et il est vrai que le trait en est souvent agressif, marqué, plein de coulures), mais elle est avant tout profondément humaine, empathique, généreuse, cherchant à ne rien dissimuler et à ne rien mettre sous le tapis.

L’exposition du Palazzo Grassi, dont le commissariat a été assuré par Caroline Bourgeois et par l’artiste elle-même, s’intitule open-end et comprend plus de cent œuvres qui ont été réalisées entre 1984 et aujourd’hui (certaines peintures ont d’ailleurs été terminées dans les mois précédant le vernissage). Elle ne suit pas un déroulement thématique ou chronologique, mais on sent une progression, qui va de sujets directement liés à la sexualité, voire à la pornographie, à des portraits, des représentations très serrées des corps et des visages humains. Elle s’ouvre d’ailleurs par une toile très étonnante et qui pourrait sembler provocatrice, si elle n’était, en fait, pleine de tendresse. On y voit un jeune homme nu, le sexe violet foncé en érection (on réalise à quel point Xinyi Cheng, dont il a été question récemment, cf Xinyi Cheng, magicienne de la couleur – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)) et qui a fait ses études à la Rijksakademie d’Amsterdam, a été influencé par le travail de Marlene Dumas, en particulier dans sa représentation de la nudité masculine). Dans une image pornographique, le jeune homme, fier de sa virilité, regarderait le spectateur en face, par défi, en vue d’excitation, mais là il regarde son propre sexe, comme étonné de cette transformation qu’il ne maîtrise pas. La toile s’appelle D-rection, et c’est le titre, comme souvent chez l’artiste, qui nous éclaire, en jouant sur le mot « érection » et nous rappelant, non sans humour, qu’en peinture, la question de la direction, de la manière dont le regard s’organise, change considérablement la donne.

Par la suite, les tableaux s’enchaînent, toujours très axés sur le corps humain, les lèvres, les organes génitaux (incroyable Magnetic Fields (for Margaux Hemingway), qui montre en plan serré la vulve non rasée de la petite-fille d’Ernest). On y voit aussi de grands ensembles de dessins tel celui réalisé pour illustrer la traduction néerlandaise du poème Venus & Adonis de Shakespeare (la littérature et la poésie ont une place importante dans l’œuvre de l’artiste et elle a souvent intégré du texte à ses tableaux) ou celui, Great Men, d’homosexuels ou de bisexuels célèbres, dont Gogol et Tchaïkovski, conçu en 2014 pour une biennale à Saint-Pétersbourg et en réponse aux lois russes interdisant la promotion de l’homosexualité en Russie. Et aussi de nombreux portraits d’exclus, de marginaux ou de maudits comme Baudelaire, Pasolini, Genet, Wilde ou encore Dora Maar.

Marlene Dumas est de tous les combats, de toutes les luttes, de toutes les revendications. Si elle avait été photographe, elle aurait pu être sœur de Nan Goldin. Mais elle est peintre et alors que la photographie se contente souvent de poser ou de cerner les choses, la peinture, elle, ne cesse de les interroger, de les troubler, d’en donner des interprétations différentes (voire contradictoire). Rien n’est simple dans ce travail qui est aussi une constante réflexion sur l’acte de peindre lui-même, rien n’est jamais donné d’emblée. Il oblige à regarder, à mettre en perspective pour comprendre et ce n’est sans doute pas la moindre de ses qualités.

-Ugo Rondinone, Burn, Shine, Fly, jusqu’au 17 septembre à la Scuola Grande San Giovanni Evangelista de Venise (www.burnshinefly.com)

-Marlene Dumas, open-end, jusqu’au 8 janvier 2023 au Palazzo Grassi , Pinault Collection (www.pinaultcollection.com)

Images : Marlene Dumas, Fingers, 1999 Private collection, Amsterdam Ph: Peter Cox, Eindhoven © Marlene Dumas ; vue de l’exposition Burn, Shine, Fly d’Ugo Rondinone à la Scuola Grande San Giovanni Evangelista ; Marlene Dumas, Pasolini, 2012 Collection of the artist Ph: Peter Cox, Eindhoven © Marlene Dumas; Marlene Dumas, Canary Death, 2006 Pinault Collection Ph: Courtesy of Gallery Koyanagi, Tokyo © Marlene Dumas

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