de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Sonia Delaunay, artiste pop

Sonia Delaunay, artiste pop

Longtemps reléguée dans l’ombre de son époux Robert, Sonia Delaunay n’avait pas bénéficié de grande rétrospective à Paris depuis 1967. C’est dire si l’exposition qui lui est actuellement consacrée au Musée d’art moderne de la ville de Paris, avant d’aller à la Tate Modern de Londres, était attendue, car si l’on connaît bien le  style abstrait basé sur le rythme, la couleur, la lumière  (qu’Apollinaire qualifia « d’orphisme »), qui caractérise le couple, on était curieux de faire le point sur son activité propre. Et de ce point de vue, l’exposition comble toutes les attentes, car s’il paraît évident que Sonia Delaunay a adopté une manière de peindre conçue à l’origine par son époux, elle l’a développée, amplifiée  et élargie à de nombreux supports autres que la toile,  s’inscrivant ainsi en véritable devancière des artistes pops.

C’est en effet ce qui frappe dans cette ample exposition (plus de 400 pièces), qui suit l’évolution de l’artiste de l’aube du XXe siècle jusqu’à sa mort en 1979. D’abord le passage d’un style de jeunesse, figuratif, marqué par le fauvisme et l’expressionnisme allemand (à partir de 1906, date de l’arrivée à Paris de Sonia Delaunay), à une abstraction pure, sans qu’aucune œuvre ne fasse le pont entre les deux, ne l’annonce. Or, un élément, et non des moindres, d’ordre biographique, accompagne ce changement radical: sa rencontre et son mariage avec Robert Delaunay en 1910. On en déduit donc que c’est sous l’influence de Robert que Sonia a complètement modifié son style, même si la couleur jouait déjà un rôle essentiel dans ses premiers travaux. Mais elle a développé ensuite une œuvre toute personnelle, comme en témoignent en particulier les tableaux peints dans les années 50, c’est-à-dire après la mort de son époux, et qui, en reprenant souvent des motifs exploités précédemment, réinvente le langage de l’abstraction et fait la jonction avec la nouvelle génération de peintres abstraits.

Delaunay 3Et surtout – c’est ce qui frappe le plus dans l’exposition du Musée d’art moderne -, elle a étendu ce style à d’autres supports que la toile, passant de la peinture aux arts appliqués, sans chercher à les hiérarchiser. D’emblée, on voit le plaisir qu’elle a pris à faire chanter les couleurs et à glorifier la vitesse du monde moderne sur des supports tels que des boîtes de rangement, en illustrant des livres de poésie comme ceux de Blaise Cendrars ou en créant des costumes pour des bals. Avec son époux, elle a aussi participé à la folle aventure des Ballets Russes de Diaghilev, pour le ballet Cléopâtre, lui se chargeant des décors, elle des costumes, et conçu des affiches pour des publicités. Mais à partir de 1917, les choses prennent une autre ampleur, car Sonia, qui percevait des rentes de Russie, en est privée par la Révolution d’Octobre et doit donc trouver des moyens de faire vivre son ménage (on notera au passage que c’est elle qui se charge de cette tâche, ordinairement dévolue au mari) . En Espagne, où le couple s’est réfugié, après le Portugal, pendant la Guerre, elle ouvre un espace, Casa Sonia, dans lequel elle vend des objets de mode et de décoration qu’elle fabrique elle-même en dessinant les tissus. Cette activité se poursuit lorsque les Delaunay rentrent en France, en 1921, et qu’ils installent, dans l’appartement qu’ils occupent boulevard Malesherbes, un commerce dans lequel ils reçoivent toute l’avant-garde littéraire et artistique. De nombreux dessins, des photos, des maquettes de costumes témoignent de l’activité intense qui régnait dans ce lieu où travaillaient des ouvrières russes et qui disposait même d’un studio de prise de vue dans lequel posaient les mannequins et l’artiste elle-même. Mais le krach de 29 mit fin à ses activités et Sonia Delaunay se concentra dès lors sur la peinture, même si elle ne renonça jamais complètement à la fabrication d’éditions limitées (c’est elle qui est l’inspiratrice d’Artcurial, cette structure lancée en 1975 par la société L’Oréal, avec la volonté novatrice de rendre l’art accessible au plus grand nombre par l’édition de multiples).

Delaunay 4Plusieurs salles sont consacrées à ces activités dans l‘exposition. Et c’est ce qui, à mes yeux, en constitue un des principaux intérêts. Car elle inaugure une pratique à laquelle auront recours bien des artistes d’aujourd’hui et qui, à l’ère de la multiplication et de la reproduction, est une des marques de l’art contemporain (que l’on songe, par exemple, à Keith Haring, qui a été récemment célébré dans ce même lieu et qui lui aussi faisait de la diversité des supports une composante essentielle de son travail). Et le paradoxe est que c’est en tant que femme qu’elle a pu à se livrer à ce type de travail, jugé, à l’époque, comme inférieur ou frivole par ses contemporains. On n’imagine pas que Robert Delaunay s’y soit essayé, ni qu’il ait même osé. Or, avec du recul, c’est cette activité dite « mineure » qui semble la plus moderne et la plus inventive, c’est celle qui permet aux femmes d’utiliser leurs aptitudes soi-disant typiquement féminines pour élargir d’autres champs et aller à la rencontre d’autres publics  (une autre femme eut un destin similaire à celui de Sonia Delaunay : Sophie Taeuber qui, comme elle, joua un rôle moteur dans le couple qu’elle formait avec Jean Arp, eut un goût très fort pour le rythme et les vêtements et dont l’œuvre fut longtemps éclipsée par celle de son époux).

Bien sûr, Sonia Delaunay n’alla jamais jusqu’à la reproduction mécanique et désincarnée de ses œuvres. Bien sûr, elle tint toujours à ce que les éditions soient faites à la main et qu’elles soient numérotées et signées. Il n’empêche qu’elle se fit la pionnière d’un système que les artistes pops allaient pousser jusqu’à l’exaspération. Une preuve d’ailleurs, s’il en fallait, de cette popularisation et de cette reconnaissance par les médias : à la fin de l’exposition sont projetés un certain nombre de documents d’époque, parmi lesquels un extrait d’une émission au cours de laquelle on voit Françoise Hardy chanter, vêtue d’une robe qui reprend des motifs de Sonia Delaunay et dans des décors qui sont des reproductions agrandies (avec son accord) de ses gouaches. Peut-on rêver mieux pour un artiste qui cherchait à s’adresser au plus grand nombre ?

Sonia Delaunay, Les couleurs de l’abstraction, jusqu’au 22 février au Musée d’Art moderne de Paris, 11 avenue du Président Wilson 75116 Paris (www.mam.paris.fr)

A noter que Robert Delaunay est aussi à l’honneur avec Rythmes sans fin, une exposition que le Centre Pompidou consacre plus particulièrement à son œuvre des années 20-30, quand il en élargit le champ à l’espace quotidien et architectural avec en particulier la présentation de ses projets de décoration réalisés pour le Palais des chemins de fer et le Palais de l’air de l’Exposition internationale de 1937 (Sonia Delaunay participe elle aussi à la réalisation de ces Palais avec un ensemble de panneaux monumentaux qui sont présents dans l’exposition du MAM).  Jusqu’au 12 janvier.

Images : Sonia Delaunay , Prismes électriques, 1913-1914, © Pracusa 2013057 © Davis Museum at Wellesley College, Wellesley, MA, Gift of Mr. Theodore Racoosin; Manteau pour Gloria Swanson, c.1924,  Broderie de laine , Collection particulière  © Pracusa 2013057 ; Studio REP, Modèles devant voiture simultanée, 1925 © Pracusa 2013057 © BNF

Robert mallet-Stevens © Adagp, Paris 2014 Jacques Heim © DR

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commentaires

7 Réponses pour Sonia Delaunay, artiste pop

Versus dit :

Ne croyez-vous pas qu’ il faudrait peut-être un point d’ interrogation à votre titre?
Je la vois plutôt moderne style tardif ou prolongé notre Sonia Delaunay.
Cette artiste ne s ‘accapare pas des objets populaires à proprement dits pour les transformer à son monde créatif comme feront les pops artistes mais joue sur les supports décoratifs déjà existants.
Bien à vous.

Si, vous avez sans doute raison, un point d’interrogation aurait été préférable. Mais c’était sans doute un peu provocateur de ma part, car j’ai vraiment été frappé de voir à quel point Sonia Delaunay anticipait la démarche de certains artistes pops. Et je ne suis pas tout à fait d’accord quand vous dites qu’elle ne s’accaparait pas d’objets populaires: dans l’exposition, on voit bien qu’elle peint aussi bien sur des toiles que sur des boîtes, des reliures de livres, des vêtements, des meubles, des tapis, bref, beaucoup de choses de la vie quotidienne.
Bien à vous aussi.

Grand merci, tout ce que tu écris sonne juste,

Versus dit :

Pour préciser ma pensée, on peut remarquer que les « supports » que vous énumérez sont des supports ou des objets « nobles » dans leur fonction en usage de décoration et déjà inscrits dans la société comme tels ( foulard, canapé, etc…)
L’ objet trivial n’ y a pas du tout sa place comme chez les pop artistes – boite de soupe, carton d’ emballage, etc… – , surtout le support est soumis aux motifs picturaux de l’ artiste chez Sonia Delaunay alors que la plupart du temps, l’ assemblage ou le collage se fait avec le matériau pris tel quel, brut de décoffrage chez les pop artistes.
Bien à vous.

Ce n’est pas faux et il faudrait faire le tri entre ceux qui utilisent tels quels les objets du quotidien (comme les Nouveaux Réalistes, par exemple) et ceux qui s’en servent comme supports à leur travail (Keith Haring, par exemple, que je cite dans l’article, même s’il appartient davantage aux « graffeurs » ou une artiste comme Yayoi Kusama). Mais quelque soit la nuance qu’on y apporte, on ne peut nier le lien de Sonia Delaunay avec une démarche pop, qui concerne surtout la démocratisation de l’objet d’art. Bonne journée.

Versus dit :

 » on ne peut nier le lien de Sonia Delaunay avec une démarche pop, qui concerne surtout la démocratisation de l’objet d’art. »

J’ ai trouvé ce qui me chagrinait,cher Patrick Scemama.
Ce n’ est pas tant le lien qui démocratise l’ art mais l’ antériorité du travail artistique de Sonia Delaunay dont se sont inspiré les ( certains ) artistes pop. L’ aspect décoratif certes, la multiplicité des support mais aussi l’ abstraction picturale.Je pense en particulier à Roy Lichtenstein, Tom Wesselmann ou encore Jim Dine.

Cf.
Irving Sandler, Tome 2 Les années soixante chapitre Pop art
( On peut y lire en outre, tout le débat qualifiant de kitsch certains objets, et la problématique – que je soulève très brièvement à propos de S. Delaunay – du support des objets. Notamment l’ originalité de la démarche picturale d’ un Claes Oldenburg par exemple.)

Journée avec le soleil par ici.

Merci pour la référence.

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