de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Soufiane Ababri

Soufiane Ababri

On l’avait remarqué l’an passé, au Salon de Montrouge, avec de petits dessins aux crayons de couleur qui semblaient naïfs, mais qui, quand on les regardait de plus près, se révélaient beaucoup moins inoffensifs qu’ils n’en avaient l’air : des scènes de la vie quotidienne, des références à l’histoire de l’art, mais aussi des scènes montrant des hommes dans des situations clairement érotiques. Soufiane Ababri, qui est né au Maroc et qui vit entre Paris et Tanger, érotise le quotidien, dénonce la violence qui préside à la construction de la virilité et perpétue cette tradition de flânerie amoureuse que des écrivains comme Paul Bowles ou Genet ont si bien défendue avant lui. Le jeune homme, qui se joue aussi des clichés que l’Occident a pu porter sur l’Orient et se positionne au croisement des questions de race, de classe sociale, de genre et de sexualité, expose pour la première fois à Paris, à la galerie Praz-Delavallade.

 

-Quel a été votre parcours ?

-Je suis en France depuis bientôt quatorze ans. J’ai fait mes études aux Beaux-Arts de Montpellier (une année) et ensuite à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs de Paris. Puis, après deux ans de travail en tant qu’artiste, j’ai été pris au post-diplôme de l’école des Beaux-Arts de Lyon pour une année de résidence avec quatre autres artistes internationaux, sous la direction du commissaire et historien de l’art François Piron. J’ai grandi dans une famille de la classe moyenne religieuse qui respecte les traditions. J’ai une double culture mais pas une double nationalité.

 

-Les œuvres par lesquelles vous vous êtes fait remarquer et qui occupent, semble-t-il, une grande partie de votre activité d’aujourd’hui sont les « bedworks », littéralement des « œuvres de lit ». Comment en avez-vous eu l’idée, à quoi renvoient-ils (la position couchée qu’ils évoquent n’est bien évidemment pas anodine), que représentent-ils?

-Les « bedworks » sont des dessins aux crayons de couleurs sur papier que je réalise dans une position allongée dans des lits. Ca a été une manière pour moi de remettre en question ce que je faisais avant et ce que j’avais appris dans les écoles en France, c’est-à-dire un certain formatage de la pensée et une normalisation de l’esprit critique induits par l’université. Mais ça a aussi été une manière de mettre à distance le travail d’atelier et tout ce à quoi il renvoie comme imaginaire viril, autoritaire et technique. Il s’agissait de privilégier un rapport à la domesticité, à l’intimité, au fait d’aborder et de problématiser les rapports de domination sans reprendre un langage ou un vocabulaire autoritaire.

Tout mon travail précédent avait les mêmes bases de recherches, mais il s’inscrivait dans des zones et des spécificités limitées à chaque projet. Avec les « bedworks » le rapport que j’ai avec l’histoire, la sexualité, la virilité, la domination, le droit des minorités, etc., est plus général et on y discerne davantage le regard différent que je porte sur le monde.

 

Ababri 1-C’est un projet conceptuel (puisqu’il s’inscrit dans une sorte de protocole), mais qui aboutit à quelque chose de très tangible (les dessins). Comment vous situez-vous dans cette polarité? Vous considérez-vous comme un artiste conceptuel? Dans certains dessins, vous faites aussi apparaitre des phrases et le texte écrit…

-Les « bedworks » sont des dessins performatifs avec un protocole qui s’ancre dans un rapport critique à l’Histoire. Le fait d’être dans un espace intérieur, qui est, dans la tradition de la peinture flamande par exemple, un espace consacré à la femme et aux domestiques, et de dessiner dans une position allongée, qui est celle que donnait le peintre orientaliste aux femmes, aux esclaves et aux Arabes – c’est-à-dire une attitude lascive, passive, paresseuse, offerte et maniable -, est une manière de sortir le dessin de sa simple représentation. Ce sont aussi des dessins ultras référencés mais je ne pourrais pas dire que je suis un artiste conceptuel, car j’ai les deux pieds dans le réel et la réalité sociale me le rappelle violemment à chaque fois que j’entreprends de dépasser ce à quoi elle m’avait destiné à la base.

 

-Vous avez une manière de les présenter sur des murs de couleurs, avec des « glory-holes », des graffitis et des peintures qui évoquent des oeuvres extrêmement célèbres (de Cocteau, Félix Gonzales-Torres, etc.), qui devient une installation. Pouvez-vous évoquer cette volonté de les mettre en situation?

-Oui c’est exact, il y a toujours en premier lieu la volonté de ne pas seulement considérer l’espace comme un endroit où j’accroche mais aussi comme un contexte qui va marcher et dialoguer avec une sélection précise de dessins. Considérer les murs comme un support pour des liens avec des artistes choisis qui sont ma famille ou des communautés auxquelles j’appartiens mais aussi des discussions avec des écrits. La scénographie avec les « glory-holes », la musique et les murs en noir et rouge présentée à la Biennale de Lyon, en projet parallèle, est un dialogue avec le livre de Guillaume Dustan, Je sors ce soir. Le dessin est donc un travail pour moi de tous les jours mais l’exposition vient ensuite l’approfondir et le mettre en lien avec l’intersectionnalité dans laquelle je me retrouve dans la société. Mais ça ne me dérange absolument pas que les gens pensent que ce que je fais n’est que du dessin érotique.

 

 

Ababri 2-Tous ces dessins mettent en scène des scènes érotiques gays ou sont des hommages à des icônes de l’art gays. Les considérez-vous comme un acte militant, surtout par rapport à votre pays d’origine, le Maroc, qui est encore très conservateur sur le sujet?

-Il est vrai que c’est une politique de la visibilité que je mets en place. Mes dessins sont un monde d’hommes à l’apparence virile, mais qui rougissent. C’est un moment où leur corps se débarrasse de la pression sociale exigée par la société pour qu’ils soient masculins. Le corps se trahit dans cette intimité du dessin.

Beaucoup de dessins sont réalisés à partir de photos prises au Maroc ou à partir d’un imaginaire littéraire lié au Maroc. A partir du moment où on parle de corps, de virilité, de sexualité, on touche à la politique qui est en place et on se positionne dans la résistance. Ce sont des domaines où le pouvoir veut garder la mainmise pour la stabilité et le contrôle de la société.

Le réel problème se présente quand des personnes appartenant à la même communauté de stigmatisés entreprend de vous freiner dans votre avancée critique en reprenant les mêmes outils que les dominants, comme l’injure ou l’isolement. C’est dans ces cas-là, à mon avis, que la violence de la domination atteint son extrême.

 

-A part les « bed drawings », je ne connais de vous que les pièces qui étaient au Salon de Montrouge (qui mettaient en relation les masques africains et les applications de drague gay) ou celle qui était présentée au Mac/Val et qui jouait surtout sur la couleur de la peau. On a le sentiment que ce qui vous intéresse, ce sont essentiellement ces questions de sexualité, de racisme et de politique et la manière dont ils s’imbriquent. Vous confirmez?

-Oui complètement ! Les questions qui m’intéressent sont celles liées aux problèmes coloniaux et postcoloniaux, aux rapports de domination, au racisme, à l’intolérance et à l’impossibilité d’accepter des rapports gratuits basés sur le plaisir dans la société où on vit.

Mon travail est un rapport contextuel à la place où je me trouve et où on me propose un projet, mais ces thèmes-là restent la base. Dernièrement j’ai fait une proposition à Douala, au Cameroun avec le programme « Moving Frontiers » (programme lancé par l’Ecole des Beaux-Arts de Cergy), qui utilise ces mêmes curseurs et qui s’est infiltrée dans les bananeraies où la France règne toujours, comme au temps des colonies. J’ai fait une installation de dessins avec des murs colorés et des performers avec qui j’ai créé une danse qui s’inspire des gestes exécutés machinalement par les ouvriers et agriculteurs du matin au soir dans les bananeraies. Evidement à ce travail contextuel se mêle une volonté de mettre à jour l’homophobie qui règne au Cameroun, où les relations homosexuelles restent un crime et où les homosexuels sont dans une grande détresse.

 

Ababri-Qu’allez-vous montrer pour votre première exposition à la galerie Praz-Delavallade? Quel va en être le fil conducteur?

-Ce sera ma première exposition personnelle à Paris, donc elle va fonctionner comme une exposition « statement » qui montrera ma manière de travailler en général et ce sur quoi je travaille en ce moment. Il y aura des nouveaux formats et des dessins jamais montrés ailleurs, dans une scénographie qui fonctionnera dans un rapport historique et où les spectateurs seront impliqués. Mais bien sûr, je serai accompagné par ma famille d’artistes et écrivains qui me permettent d’avancer comme Jean Genet ou Felix Gonzales Torres.

 

-Vous lisez beaucoup, parmi les icônes gays auxquelles vous rendez hommage, il y a de nombreux écrivains et philosophes (comme Michel Foucault) et vous avez nourri une relation d’amitié, je crois, avec Abdellah Taïa, l’auteur, entre autres, du Jour du Roi. Pouvez-vous nous parler de ce lien intime à la littérature et en quoi elle est formatrice pour vous?

-La littérature a une place primordiale dans mon travail. Avec Abdellah c’est une relation d’amitié qui devient de plus en plus forte et nous avons des projets professionnels ensemble pour l’avenir. Nous serons tous les deux invités à la fin juin-début juillet au Marathon des mots de Toulouse pour des projets séparés mais nous y serons aussi pour le plaisir d’être ensemble.

Je pense que je fais ce que je fais aujourd’hui à cause ou grâce à l’impossibilité pour moi de devenir écrivain.

 

-Soufiane Ababri, Haunted Lives, du 5 mai au 16 juin (vernissage le 5 mai à partir de 17h), à la galerie Praz-Delavallade, 5 rue des Haudriettes 75003 Paris (www.praz-delavallade.com)

 

Images : portrait de l’artiste ; vue d’une installation de Soufiane Ababri  ; vue de l’installation de la Biennale de Lyon en hommage au livre de Guillaume Dustan ; vue de l’installation réalisée à Douala, avec le programme « Moving Frontiers ».

Cette entrée a été publiée dans Expositions, L'artiste à découvrir.

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