de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Sur le fil

Sur le fil

La broderie, mais aussi le tissage, le crochet, le tricot, bref, toutes ces activités qui se pratiquent avec un fil, ont été longtemps l’apanage des femmes, les hommes étant destinés à des disciplines plus « sérieuses » et « viriles ». Ce n’est que dans les années 70 qu’elles ont intégré le champ de l’art, avec toute la tradition séculaire dont elles étaient porteuses, mais aussi, à un moment où le schéma de la famille traditionnelle était remis en question, avec une évidente revendication féministe. Annette Messager et Louise Bourgeois furent parmi les premières à intégrer à leur travail et à détourner non sans insolence les traditionnels « ouvrages pour dames » (on pense, par exemple, à la très ironique broderie : « Je pense donc je suce » de la première). Mais d’autres artistes femmes, comme Sheila Hicks, dont on a redécouvert récemment le travail, ont fait du fil ou du textile l’élément essentiel de leur travail et cette manière d’affirmer le côté féminin de l’œuvre a été aussi reprise plus tard, non sans humour, et à des fins identitaires,  par le mouvement « queer » (pour exprimer le tragique des « people », l’artiste italien Francesco Vezzoli, par exemple, a brodé des larmes sur des photos de stars).

L’espace culturel Louis Vuitton, situé au-dessus du magasin des Champs-Elysées (à ne pas confondre avec la Fondation, bâtie, elle, dans le Jardin d’Acclimatation et bénéficiant d’une équipe de direction toute différente), présente aujourd’hui une exposition intitulée Le Fil rouge et qui réunit des artistes qui ont recours au fil dans leur travail. En fait, deux autres expositions sur le même thème ont lieu simultanément dans les autres espaces culturels que le malletier possède à Tokyo et à Munich, mais chacun a sa version différente (et avec des artistes différents, parmi lesquels Tracey Emin, Ghada Amer ou Tatiana Trouvé). A Paris, quatre artistes ont été retenus, de nationalités et de générations différentes : Fred Sandback, Chiharu Shiota, Hans Op de Beeck et Isa Melsheimer. Ils ont aussi la particularité d’utiliser le fil d’une manière inattendue.

isa melsheimer 4Le premier, par exemple, est habituellement associé au minimalisme américain. Et il est vrai que tout, dans le travail de cet artiste mort en 2003, s’apparente à l’esthétique rigoureuse du « less is more ». Mais on oublie parfois que Sandback, qui voulait « tous les aspects positifs de la sculpture, sans les inconvénients qu’elle implique », a travaillé avec du fil, souvent de laine, qui est loin de la froideur des matériaux de construction bruts qu’affectionnaient ses confrères. Dans une des expositions qu’ils réalisèrent au Plateau-Frac-Ile de France, les jeunes commissaires Elodie Royer et Yoann Gourmel avaient d’ailleurs déjà mis l’accent sur cet aspect ludique, pour ne pas dire domestique, de l’œuvre de Sandback. Dans la pièce de lui qui est présentée à l’Espace culturel Louis Vuitton, Five-part Freestanding Piece, on retrouve cette capacité grandiose à recréer des volumes très purs à partir du vide, mais un vide circonscrit par une matière qui n’est pas indifférente, puisqu’elle sert à tricoter les vêtements qui nous protègent du froid.

Chiharu Shiota, qui va représenter le Japon lors de la prochaine Biennale de Venise, utilise le fil, elle, à des fins plus traditionnelles. A l’instar de l’araignée, elle tisse une toile, crée des organismes vivants qui enserrent le spectateur. Pour cette exposition, elle a créé une installation de fils de laine noire qui est un passage obligé pour le spectateur qui veut accéder à la pièce suivante et à l’intérieur de laquelle des ampoules s’allument et s’éteignent comme des battements de cœur ou des mouvements de respiration. C’est beau, poétique, un peu inquiétant, mais un peu attendu aussi.

Attendu, le travail d’Isa Melsheimer l’est beaucoup moins, qui, à partir de fils transparents, reconstitue des paraboloïdes hyperboliques, ces formes qui ont inspiré de nombreux architectes, et en particulier Iannis Xenakis, aussi compositeur, qui, pour l’exposition universelle de Bruxelles en 1958, a conçu et édifié un pavillon exclusivement fait de ces formes. Ici, le fil perd tout aspect décoratif au profit d’une construction rigoureuse, régulière, presque sévère (un paraboloïde hyperbolique permet d’obtenir une ligne courbe à partir de lignes droites). Mais le résultat crée dans l’espace un mouvement ondulant, presque dansant, à l’intérieur duquel le spectateur prend plaisir à sa fondre. C’est à la fois contraignant et structurant, mais presque imperceptible, d’une légèreté absolue.

Enfin, le belge Hans Op de Beeck a créé spécialement pour l’exposition une vidéo, The Tread, qui est aussi projetée à Munich et Tokyo, et qui n’a pas un lien direct, mais métaphorique avec la notion de fil. Elle est basée sur une légende chinoise qui prétend que le dieu Yue Lao décide de la destinée amoureuse des hommes et des femmes en reliant les couples d’un fil rouge invisible. A partir de cette croyance, elle met en scène un couple de punks qui se rencontre, s’aime et vieillit ensemble. Mais les personnages ne sont pas de chair, ce sont des marionnettes manipulées à vue par des officiants tout habillés et grimés de noir (on les voit d’ailleurs se préparer), comme dans le théâtre traditionnel japonais (Bunraku) auquel le film fait directement allusion.  C’est d’une infinie délicatesse, tendresse et, en cette période précédant la Saint-Valentin, un magnifique message adressé aux amoureux du monde entier.

20150204-TR-Bjarne Melgaard-300dpi-17_300dpiDe fil, il est aussi question dans The Casual Pleasure of Disappointment, l’exposition que l’artiste d’origine norvégienne, Bjorne Melgaard, qui est aussi à l’honneur au Musée Munch d’Oslo en ce moment, présente à la galerie Thaddaeus Ropac. Mais d’un fil qui prolifère, se démultiplie, envahit tout, l’inverse du fil apollinien et léger de l’Espace culturel Vuitton. Ici, c’est le mauvais goût qui l’emporte, le trash, la volonté de mettre à mal les tyrannies de l’industrie de la beauté qui veulent nous imposer une image à laquelle, de toutes façons, nous ne ressemblerons jamais. L’exposition a été conçue à partir du film de Catherine Breillat, Abus de faiblesse, dans lequel la réalisatrice raconte l’escroquerie et la violence psychologique dont elle a été victime de la part de l’homme qu’elle aimait, Christophe Rocancourt. Mais ici, l’escroc, celui qui abuse de la faiblesse des gens, n’est pas un homme, mais un système, celui de la mode, de la beauté et des magazines en papier glacé. Pour matérialiser cette dénonciation de l’uniformisation et du refus de la différence, Bjarne Melgaard met en scène tout un univers de tableaux, mannequins, sculptures, dessins qui débordent de maquillage, accessoires, objets kitsch, dont les outrances dévastatrices font parfois penser à celles d’un Paul McCarthy. Par là-même, il règle aussi leur compte à ceux qui, de nos jours, auraient un peu trop tendance à confondre l’art et la mode (même s’il envisage lui-même de lancer une collection de mode cette année !). Et il s’adjoint le concours de coiffeur, styliste ou designer pour mener à bien son projet. Ce n’est pas toujours très subtil, ça aurait même un peu tendance à enfoncer le clou, mais c’est efficace et, pour tout dire, en cette période grise et froide de l’hiver, joyeux et réjouissant.

 

Le Fil rouge, jusqu’au 3 mai à l’Espace culturel Louis Vuitton, 60 rue de Bassano 75008 Paris (www.louisvuitton-espaceculturel.com)

– Bjarne Melgaard, The Casual Pleasure of Disappointment, jusqu’au 14 mars à la galerie Thaddaeus Ropac, 7 rue Debelleyme 75003 Paris (www.ropac.net)

Images : Hans Op de Beeck, The Tread , 2015, video still © Hans Op de Beeck ; Isa Melsheimer, Hyperboloïde III, 2015 © Pauline Guyon/Louis Vuitton; vue de l’exposition The Casual Pleasure of Disappointment de Bjarne Melgaard à la galerie Thaddaeus Ropac (photo Philippe Servent).

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