de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Trace du modernisme à la Fondation Hippocrène

Trace du modernisme à la Fondation Hippocrène

On connaît peu la Fondation Hippocrène, cette fondation créée en 1992 par Jean et Mona Guyot et dont la mission principale consiste à renforcer la cohésion entre les jeunes européens. Elle siège dans le XVIe arrondissement de Paris, rue Mallet-Stevens, dans l’enceinte même de l’ancienne agence de l’architecte du même nom, qui était entre-temps devenue un appartement privé. Et comme elle est très impliquée dans des projets aussi bien éducatifs que culturels, elle présente, depuis 2002, des expositions d’art contemporains intitulées Propos d’Europe, « qui ont pour objectif de mettre en lumière la scène artistique d’un pays et la richesse de la diversité culturelle en Europe ».

Cette année, invitation a été lancée à la David Roberts Art Foundation (DRAF), une fondation à but non lucratif basée à Londres, qui a été créée en 2007, par le collectionneur David Roberts et qui est dirigée par un commissaire français, Vincent Honoré. Cette fondation, qui comprend à ce jour 2043 œuvres, a déjà accueilli des artistes tels que Pierre Huyghe, Philip Glass, Trisha Brown ou Danh Vo. Elle se définit comme un « musée en devenir permanent » et propose de nouveaux espaces pour que les artistes et les commissaires développent des projets variés et innovants. En 2012, elle a déménagé dans une ancienne manufacture de meubles à Mornington Crescent, ce qui lui a permis d’étendre son programme de productions, de performances, de projections, de recherches et d’éducation.

vue d'exposition Propos d'Europe 13 (2)Pour répondre à l’invitation et présenter une partie (toute petite) de la collection, Vincent Honoré est bien sûr parti du lieu lui-même et de la figure de Mallet-Stevens, qui fut, avec Le Corbusier, un des architectes majeurs de son époque (il a d’ailleurs aussi conçu tous les autres immeubles de la rue qui porte son nom). Et il a été frappé par l’idée de « ruines », car outre le fait que l’architecte avait lui-même décidé de détruire ses archives avant sa mort, en 1945, toutes ses constructions ont été abandonnées, détériorées, dénaturées (ce n’est qu’en 2005, grâce à une exposition au Centre Pompidou, que son œuvre a retrouvé une reconnaissance internationale). Il a donc décidé de bâtir l’exposition autour de cette idée, qui correspond aussi à la ruine du modernisme, dont Mallet-Stevens était un des hérauts. Et il a travaillé à partir d’un texte de la romancière Jakuta Alikavazovic qui exprime son impuissance à écrire sur l’art, texte qui fait d’ailleurs écho à sa propre idée de la collection, à savoir quelque chose qui n’a de cesse de se constituer et de s’échapper et qui, en ce sens, dixit le commissaire lui-même, « est expérience de la perte davantage que d’accumulation : perte constante de son propre sens, au moins ».

Une des œuvres qui s’inscrivent le mieux dans cette perspective est sans doute celle de Martin Boyce, Eyes. Car ce merveilleux sculpteur écossais, qui a remporté le Turner Prize en 2011, s’est beaucoup inspiré du travail des frères Martel, sculpteurs et décorateurs français qui travaillaient en collaboration avec Mallet-Stevens et dont l’ancien atelier se trouve rattaché à l’aile droite de celui de l’architecte. Il a repris en particulier l’ensemble des arbres en ciment commandés par Mallet-Stevens en 1925 pour l’Exposition International des Arts Décoratifs pour créer une typographie spécifique. Dans Eyes, on retrouve, sur un panneau de ciment, quelques lettres qui reprennent cette typographie et entourent un masque constitué de morceaux de tôle rouillée. Dans son extraordinaire simplicité, l’œuvre est aussi évocatrice que lorsque Picasso bidouillait une selle et un guidon de vélo pour en faire sa Tête de taureau (1942).

Il en va de même de la sculpture de Sarah Lucas, Grace, faite à partir de collants rembourrés et assemblés à une chaise trouvée. Elle parvient, à partir d’éléments aussi pauvres, à une évocation saisissante d’un corps féminin morcelé, désarticulé, à la fois terriblement présent et absent. Sarah Lucas, dont on voit trop peu l’oeuvre en France, a fait partie avec Damien Hirst, Tracey Emin et tant d’autres, des fameux « Young British Artists » lancés par le publicitaire Charles Saatchi. Mais son travail est à cent coudées au-dessus des autres et on voit, avec le recul (c’était particulièrement sensible lors de la rétrospective qui lui a été consacrée l’an passé à la Whitechapel Gallery de Londres), la force sculpturale classique de son travail élaboré pourtant à partir de matériaux volontairement trashs et provoquants.

Tamara de LempickaCette œuvre anthropomorphique inaugure d’ailleurs toute une série d’autres œuvres qui mettent en scène un corps en morceau. Car la construction de l’agence de Mallet-Stevens (1927) est contemporaine de l’âge d’or du surréalisme, qui fait de ce morcellement un de ses sujets de prédilection. On y voit donc une photo de Man Ray d’Adrienne Fidelin, sa maîtresse, dénudée, et un petit dessin de Tamara de Lempicka représentant une femme allongée sur une plage (les deux artistes furent, par ailleurs, de grands amis de Mallet-Stevens). Mais aussi une sculpture en bronze d’Enrico David, corps sans tête et qui renvoie autant à lui-même qu’à l’espace autour (Room For A Small Head, 2013). Ou une autre de Michael Dean intitulée « Tongue » (langue), en béton, qui pourrait rappeler les formes molles de Dali. Ou encore un collage de Rosemarie Trockel (Oh Mystery Girl 3, 2006), qui constitue une vanité contemporaine, ou l’œuvre réalisée in-situ par Renaud Jerez (un tapis sur lequel des sérigraphies ont été imprimées) et qui pourrait faire penser à Fernand Léger.

La perte, l’absence, elles, sont davantage évoquées par les tableaux de Sergej Jensen (constitués par des simples fragments de tissus récupérés) ou par ceux de Ayan Farah (composés eux aussi de tissus trouvés, mais sur lesquels l’artiste laisse la trace de décoloration due à des intempéries ou à des accidents naturels). Mais Bethan Huws, avec son texte sur tableau d’information noir,  Lito S. Freeman, avec ses bois peints après qu’ils ont pourri à l’extérieur, ou Marlie Mul, avec ses flaques en résine qui intègrent des objets trouvés, disent la même chose et ce n’est pas la photo d’Yto Barrada d’une affiche décatie, représentant les Alpes mais prise dans un café à Tanger, qui les contredira.

Pierre Huyghe, avec un des masques lumineux issus de son film The Host and The Cloud, Nina Beier et Marie Lund, avec leur performance qui consiste à laisser le courrier s’accumuler dans l’entrée pendant la durée de l’exposition, ou Benoit Maire, avec ses petites pièces qui essaiment l’ensemble de l’espace, ponctuent l’exposition. Ils sont comme des traces, des fantômes ou peut-être des biais tout à fait autres pour en raconter l’histoire. La preuve que la réunion de ces pièces issues de la collection anglaise dans cet espace si singulier est petite dans la taille, mais riche de nombreux récits potentiels.

Propos d’Europe 13 : Le Musée d’une nuit (Script For Leaving Traces), jusqu’au 20 décembre à la Fondation Hippocrène, 12 rue Mallet-Stevens 75016 Pari (www.fondationhippocrene.eu)

Images: Martin Boyce, Eyes, 2012, Courtesy the artist and David Roberts Collection, London; Vue de l’exposition Propos d’Europe 13, Le musée d’une nuit (script for leaving traces) Fondation Hippocrène, du 3 octobre au 20 décembre 2014 Photo : Aurélie Cenno, Courtesy Fondation Hippocrène ; Tamara de Lempicka, Sur la Plage (On the Beach), c.1926, Courtesy David Roberts Collection, London. © ADAGP, Paris 2014

 

 

Cette entrée a été publiée dans Expositions.

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commentaire

Une Réponse pour Trace du modernisme à la Fondation Hippocrène

Gertrud dit :

J’avais vu l’exposition de Sarah Lucas a la Whitechapel Gallery de Londres et je l’avais trouve très belle. Je regrette que son travail ne soit pas davantage montre en France.

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