de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Un Prix Ricard hors-format

Un Prix Ricard hors-format

Il y a deux manières d’envisager Paris, l’exposition qu’Isabelle Cornaro vient de réaliser pour le Prix Ricard qui, comme chaque année, sera décerné au moment de la Fiac. La première, qui semble la plus naturelle, consiste à voir les œuvres pour ce qu’elles sont et à juger de l’ensemble en fonction de l’accrochage proposé dans la Fondation du même nom (et on se trouve alors face à une exposition intelligente, qui alterne les formats et les médiums avec pertinence et élégance). Mais comme il s’agit d’un prix et que le vainqueur, rappelons-le, bénéficiera de l’achat d’une œuvre d’une valeur de 15 000€, qui sera offerte et exposée au Centre Pompidou et du financement d’un projet à l’étranger, il en est une seconde, qui prend en considération tout ce que l’on sait de ces artistes et qui juge les pièces au regard de leur production passée ou qui est advenue depuis (certaines œuvres n’étant pas toutes récentes). Et selon qu’on regarde d’une manière ou d’un autre, le résultat ne sera pas le même. Car la sélection effectuée par la commissaire-artiste fait appel à des créateurs dont l’activité ne se circonscrit pas, bien souvent, au format de l’exposition, qui ont besoin d’un autre temps et d’un autre espace pour exister. Dans les locaux forcément restreints de la Fondation (encore que…) et pour faire en sorte que la durée de la visite reste raisonnable, il était difficile de laisser tout loisir à ces jeunes talents pour montrer tout le spectre de leur production et ce ne sont donc que des traces ou des extraits choisis de celle-ci qui subsistent. Au risque, parfois, de la frustration.

« S’il fallait chercher des traits communs (aux pratiques de ces artistes), explique Isabelle Cornaro, c’est certainement la question de « l’image » et des usages de celle(s)-ci qui les inscrit dans une contemporanéité, voire une sensibilité générationnelle, et permet de les réunir dans une exposition, malgré leurs différences ou possibles antagonistes. Dans les films, les installations et les peintures réunis, je retrouve plusieurs points communs : une articulation entre mise en mouvement et moments de fixité (…) ; la définition d’espaces et d’images qui sont autant de situation à investir pour le spectateur ; la mise en exergue du contexte de production de l’œuvre ; l’intégration de figures, de drame, voire de pathos, dans un dispositif abstrait… » On comprend l’intention de la commissaire : celle de placer l’exposition sous ce double mouvement entre image arrêtée (qui correspond au temps de la contemplation) et œuvre qui se poursuit dans le temps, entre abstraction ou cadre conceptuel et affects. Mais on mesure aussi la difficulté de l’exercice. Et c’est ce qui en rend la perception du travail de certains artistes parfois malaisée.

07AI_DEAL_FILM_MOMAPS1_2015 (1)Car il est difficile, par exemple, de se rendre compte de ce qu’est véritablement le travail d’Anne Imhof à partir des trois grands panneaux noirs en aluminium laqué et de la sculpture qui sont présentés ici. Ils ont certes fait partie d’une performance (ils en résultent et les rayures laissées sur les panneaux laqués en sont la preuve), ils existent en tant qu’œuvres, mais ils ne sont pas vraiment représentatifs du formidable travail de cette jeune artiste allemande qui vit en partie à Paris et qu’on a pu découvrir lors de la première édition du festival Do Disturb, au Palais de Tokyo, avec Deal, une performance de près de trois heures, mettant en scène des humains et des lapins autour d’un étrange échange de lait ou d’une matière blanche lui ressemblant. De même qu’il est difficile de bien envisager le travail de Mélanie Matranga (grossièrement, la manière dont le privé s’infiltre dans l’espace public) à partir de la pièce présentée ici (une sorte de lampe en papier tellement agrandie qu’elle perd son statut initial), elle qui a récemment bénéficié d’une large salle en sous-sol de ce même Palais de Tokyo pour déployer tout l’éventail de son univers. Paradoxalement, la pièce qu’elle avait présentée lors d’un précédent Prix Ricard, sous le commissariat du collectif Castillo/Coralles, avec un ensemble de fils qui courait sous la moquette, semblait plus intrigante.

tourisme01Parmi les huit artistes sélectionnés, Isabelle Cornaro a aussi choisi trois cinéastes-vidéastes (Marie Voignier, Clarisse Hahn et Clément Cogitore). Mais comme leurs films sont de nature narrative et qu’ils demandent donc à être vu du début à la fin pour être compris, on a installé une petite salle de projection attenante à l’espace d’exposition pour les voir (il faut donc avoir le réflexe de s’y rendre et compter environ 30 mn pour visionner les trois). Là aussi, les films sont intelligents et font preuve d’une écriture cinématographique réellement originale (celui de Clarisse Hahn relevant un peu trop à mon goût du documentaire pur). Avec The President was passionate about Hollywood Cinema, Marie Voignier montre les images qu’elle a pu filmer en s’intégrant à un groupe de touristes en Corée du Nord, mais en en supprimant le son pour les rendre presqu’abstraites et échapper à leur volonté propagandiste. Avec Un archipel, Clément Cogitore, qui s’intéresse à la fiction que peut produire le réel et qui vient d’avoir une exposition, cet été, toujours au Palais de Tokyo, raconte l’histoire d’un sous-marin anglais qui a disparu des écrans radars et dont le capitaine, qui a été retrouvé nu et agenouillé, avait enfermé dans une pièce le reste de l’équipage. Mais on sait que ces deux artistes se sont tournés depuis vers le long-métrage projeté en salles et que donc ces courts-métrages, pour réussis qu’ils soient, ne sont que des avant-goûts de travaux plus ambitieux.

louisesartor1 copieCeux pour qui c’est le plus simple, au fond, dans ce contexte précis, sont ceux dont le format est le plus traditionnel: Will Benedict, avec ses peintures assez mystérieuses qui relèvent du collage et de la rencontre entre l’abstraction et l’iconographie pop ; Louise Sartor (la révélation  de l’exposition), avec ses délicates petites peintures de jeunes filles qui pourraient sembler précieuses si elles n’étaient jetées là, presque comme des rebuts ou des objets trouvés ; et Julien Crépieux avec une installation vidéo, Re :wind blows up, qui n’est pas narrative, elle, et qui trouve donc sa place au sein même de l’espace d’exposition. Reprenant la bande son et la durée intégrale du film Blow Up d’Antonioni, l’artiste, dont on peut voir aussi le travail actuellement à la galerie Jérôme Poggi, le décompose en photogrammes qu’il laisse tomber dans une grande boîte aux parois recouvertes de miroirs. C’est très subtil et sophistiqué, un rien formel, mais correspond parfaitement à cette articulation (apparition et disparition) entre image arrêtée et image en mouvement dont parlait Isabelle Cornaro précédemment. Et si l’on s’en tient à la première manière de voir l’exposition (c’est-à-dire en ne considérant que les œuvres présentées), sans doute la pièce la plus représentative.

 

Paris, 18ème Prix de la Fondation d’entreprise Ricard, jusqu’au 29 octobre à la Fondation, 12 rue Boissy d’Anglas 75008 Paris (www.fondation-entreprise-ricard.com). L’exposition de Julien Crépieux se tient jusqu’au 24 septembre à la galerie Jérôme Poggi, 2 rue Beaubourg 75004 Paris (www.galeriepoggi.com).

 

Images : Julien Crépieux, Re: wind blows up (photogramme), 2010, Vidéo couleur sonore, 16:9, 105 min ; Anne Imhof, Deal, 2015, PS1, New York, USA Courtesy the artist and Galerie Isabella Bortolozzi, Berlin Photo: Nadine Fraczkowski (cette photo de la video dont je parle dans l’article n’est malheureusement pas présente dans l’exposition); Marie Voignier, Tourisme international, 2014, vidéo HD, couleur, son, 48 min Production Bonjour Cinéma and CAC Brétigny courtesy Marcelle Alix, Paris; Louise Sartor, Out and about #2, 2015, gouache sur papier, éclat de verre, 13×10,5 cm

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