de Patrick Scemama

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La République de l'Art

Une certaine idée de la peinture


Quatorze ans séparent Gérard Fromanger et Jean-Michel Alberola, deux peintres exposés actuellement à Paris, le premier (né en 1939) au Centre Pompidou et le second (né en 1953) au Palais de Tokyo. Quatorze ans, c’est-à-dire une génération, mais aussi une fracture dans la société française et une évolution importante dans l’histoire de l’art et des idées. Fromanger doit une partie de sa renommée au fait d’avoir accompagné les évènements de Mai 68, alors qu’Alberola émerge sur la scène artistique dans les années 80, au moment où le statut de l’image est mis en question et où règne le concept de « déconstruction » cher à Derrida. Pourtant, au-delà des styles, des croyances et des implications, plusieurs choses les réunissent : leurs ouvertures sur l’actualité, leurs références et leur manière de penser qu’un tableau n’est pas un objet fermé, répondant à des lois propres, mais le fruit d’une pensée qui interagit avec le monde En quelque sorte, une certaine idée de la peinture…

Gérard Fromanger est un artiste engagé qui a fait du rouge sa couleur de prédilection. C’est ce qu’on voit dans la première salle de la rétrospective que lui consacre le Centre Pompidou où sont exposées des œuvres comme Mon tableau s’égoutte, monochrome rouge qui se liquéfie, ou le « Drapeau qui saigne », film réalisé avec Godard pendant les évènements de 68 et dans lequel le rouge du drapeau français devient sang qui tache le blanc d’à côté. Et c’est ce qu’on voit aussi dans les «Souffles de Mai », ces grandes sculptures en altuglas transparent qu’il installa sauvagement, à l’époque, devant l’église d’Alésia, à Paris, et qui lui valurent de passer quelques heures au commissariat, en compagnie du même Godard et de Pierre Clémenti. Mais cet engagement n’a jamais quitté l’artiste, qui en fait le moteur de son travail : après mai 68, ce fut la Chine, le Viêt-Nam, la société du spectacle, la guerre du Golf, etc., jusqu’à la crise de migrants qui est présente dans un des tableaux les plus récents (Peinture-Monde, Carbon black, 2015). Dans une interview donnée à Michel Gauthier, le commissaire de l’exposition, il déclare : « Quand mai 68 clamait « l’énergie, c’est nous », j’y trouvais une force pour peindre l’énergie du monde. Quand les philosophes (Sartre, Deleuze, Foucault, Guattari ou Lyotard) ou les poètes (Jouffroy, Bulteau ou Bailly) me parlent de cette « énergie du monde », ils me donnent envie de leur parler en peinture, c’est ainsi, à travers l’échange des langages, que se crée l’amitié ».

FromangerCela se traduit par de grandes toiles où vibre la couleur (du rouge, Fromanger est très vite passé à toutes les couleurs du spectre), où l’individu est toujours présent (le motif du passant est récurrent dans l’œuvre) et qui peuvent faire preuve de beaucoup de virtuosité, comme en témoigne De toutes les couleurs, peinture d’histoire, une toile de neuf mètres de long qui dénonce, de manière prophétique, la société hyperconnectée, ou ces portraits faits de seules lignes, c’est-à-dire de manière rhizomatique, des deux philosophes qui ont théorisé la notion de « rhizome » : Deleuze et Guattari. Pourtant, sur un plan purement pictural, cela reste pauvre, simplificateur à l’excès et d’une naïveté qui peut faire sourire aujourd’hui. Mais on sent bien que ce n’est pas la qualité picturale qui prévaut dans le travail de l’artiste, ni la profondeur de la matière ou la force de la composition, mais bien davantage l’impact qu’il pourra avoir sur le spectateur et la manière avec laquelle le message dont il est porteur pourra être reçu. En ce sens – et encore une foi malgré toutes les réserves que l’on pourra émettre sur sa consistance plastique, l’œuvre de Fromanger est touchante : d’abord parce qu’elle témoigne d’une époque, pas si ancienne que cela, mais qui a disparue aujourd’hui et ensuite parce qu’elle fait preuve d’une foi dans l’homme et dans sa capacité à changer le monde qui n’a plus guère sa place dans notre grande désillusion actuelle.

Un engagement que ne renierait peut-être pas Jean-Michel Alberola, même s’il le manifeste différemment, lui a beaucoup travaillé, par exemple, autour du Capital de Marx et a même vendu ses pages à l’unité lors d’une performance. Mais passer de Fromanger à Alberola, qui se voit gratifié d’une grande exposition au Palais de Tokyo, dans le cadre de sa nouvelle saison, « Arpenter l’intervalle », c’est passer d’un engagement direct, impulsif, « constructif » à un engagement détourné, fragmenté, « déconstruit ». Lorsqu’Alberola commence à montrer son travail, le contexte a changé et l’ère du doute a sérieusement ébranlé les fondamentaux. Et sur le plan artistique, contrairement à Fromanger, il ne fait plus confiance à la peinture seule pour exprimer ses idées. Il veut faire le pont entre la tradition et modernité. Marcel Duchamp est passé par là et, avec lui, toute la distance que l’on peut avoir face à « l’art rétinien ». « Dans une pièce conceptuelle, la parole est sur, tandis qu’en peinture, la parole est de, explique-t-il dans une interview donnée à art-press en 1984. Je veux parler de et sur. Parler deux fois. Un peintre seul ne suffit plus, il faut être trois : un pour la peinture traditionnelle, un pour la rupture et moi. C’est une équipe comme au cinéma, Godard dit que c’est ce qui fait la force du cinéma. »

De cinéma, il est d’ailleurs beaucoup question dans cette vaste et ambitieuse exposition. Car c’est une des passions d’Alberola qu’il pratique depuis les années 80 (on peut y voir son dernier film consacré à Saint-François d’Assise, qui évoque sa réflexion sur la pauvreté et toute une salle lui est consacrée). Comme on peut y voir de nombreux dessins, sculptures, néons, affiches, etc., qui font des propositions poétiques, renvoient soit à des faits historiques, soit à des écrivains (Kafka, Stevenson), soit à des philosophes (Simone Weil, Debord, entre autres) et qui se répondent entre eux comme dans une partie de ping-pong au centre de laquelle la question du regard resterait toujours essentielle. C’est ainsi que se construit l’œuvre de l’artiste, par strates, par ajouts, par glissements, par détails (d’où le titre de l’exposition : L’Aventure des détails) rejoignant ici la question du rhizome chère à Fromanger. Et c’est ce qui la rend si attachante et qui fait qu’Alberola, qui est aussi professeur aux Beaux-Arts, ait eu tant d’influence sur de nombreux jeunes artistes : cette manière de solliciter l’intelligence, d’interroger le spectateur, de l’inclure dans un processus créatif qui peut sembler déconcertant, mais qui, pour peu qu’on s’y penche, se révèle riche d’une vraie profondeur.

(Photo supprimée)

Le paradoxe, c’est que c’est surtout en peintre qu’Alberola se pense et Tableaux, le beau livre que vient de lui consacrer Flammarion, enrichi d’une très fine analyse de Claire Stoullig (qui a aussi écrit sur Fromanger) et d’une éclairante interview menée par Catherine Grenier, ne regroupe, comme son titre l’indique, que les œuvres picturales. Or ce n’est pas là, à mon avis, que l’artiste est le meilleur (en tous cas pas uniquement dans celles-ci). Ses toiles sont un peu plates, sans effet de matière, la palette est souvent sourde, confuse, terne et Alberola a parfois recours au texte pour exprimer ce que la peinture ne parvient pas à faire seule. Certes, on y trouve plein de références à l’histoire de l’art (Alberola la connait sur le bout des doigts,), la composition est savante, l’humour n’en est pas absent, mais on n’est jamais vraiment concerné par les tableaux, on reste à l’extérieur, à la surface (une notion à laquelle l’artiste attache beaucoup d’importance) et, pour tout dire, on s’y ennuie un peu. Pourtant, ce sont ceux-ci qui lui prennent le plus de temps, parfois plusieurs années, alors que les œuvres sur papier ou les sculptures se font plus rapidement et dans l’intervalle entre deux tableaux. A croire que la peinture s’accommode mal du seul concept, qu’elle se fige dès qu’on la veut trop porteuse d’idées. Mais dès qu’Alberola la fait sortir du seul tableau, qu’il l’associe à un objet  – comme, par exemple, dans le malicieux Homme invisible qui juxtapose l’objet représenté (en l’occurence un nez de clown noir) à l’objet réel présenté sous plexi à côté- , il retrouve sa fraîcheur, son esprit et sa capacité à nous faire réfléchir sur le statut  des choses.

Voir simultanément Fromanger et Alberola, c’est aussi faire un état des lieux de la peinture en France depuis la Guerre. Car alors que la plupart des autres pays occidentaux n’ont jamais abandonné la peinture, la France, en réaction à l’abstraction dominante de la seconde Ecole de Paris, l’a soit réduite à des signes (Buren, Parmentier, Toroni, etc.) soit démontée pour en affirmer la matérialité (Supports/Surfaces). Il a fallu un long détour par la Figuration narrative (à laquelle a été associé Fromanger) et la Figuration libre des années 80 pour que l’image retrouve un peu de dignité. Aujourd’hui, un certain nombre de jeunes artistes dont il a déjà été question dans ces colonnes (Mathieu Cherkit, Armand Jalut, Thomas Lévy-Lasne, Julien des Monstiers, pour n’en citer que quelques-uns) retrouvent le plaisir de la peinture pure et n’hésitent pas à dialoguer avec leurs illustres ainés. C’est bien. Ce n’est ni une revanche sur des égarements post-duchampiens comme le voudraient certains, ni un retour du conservatisme comme le voudraient d’autres, mais la preuve qu’aujourd’hui, on peut s’exprimer hors des diktats et qu’au milieu des médiums certes plus adaptés à notre manière de communiquer et de penser, cette vieille dame qu’est la peinture peut encore avoir quelque chose à dire.

 

-Gérard Fromanger, jusqu’au 16 mai au Centre Pompidou, galerie du musée, niveau 4 (www.centrepompidou.fr). A noter qu’après Télémaque, le Centre Pompidou honore les peintres français de cette génération, mais qu’il les confine dans les espaces du Musée, qu’il ne leur offre pas les grands espaces d’exposition du dernier étage.

-Jean-Michel Alberola, L’Aventure des détails, jusqu’au 16 mai au Palais de Tokyo, 13 avenue du Président Wilson 75116 Paris (www.palaisdetokyo.com). A noter que la nouvelle saison du palais de Tokyo s’intéresse particulièrement à une « certaine idée de la peinture », puisqu’elle consacre aussi des expositions à Florian et Michael Quistrebert et à Stéphane Calais. Tableaux, Jean-Michel Alberola, éditions Flammarion, 240 pages, 250 reproductions couleur, 50€.

 

Images : vue de l’exposition de Jean-Michel Alberola, L’Aventure des détails, Palais de Tokyo (19-02 – 16-05-2016)© ADAGP, Paris, 2016 Photo : André Morin ; Gérard Fromanger, Hommage à Topino-Lebrun, 1975 – 1977 (2)La Vie et la mort du peuple, Huile sur toile, 200 x 300 cm, Centre Pompidou, Paris © Gérard Fromanger, 2016 © Collection Centre Pompidou/Dist. RMN-GP photo Philippe Migeat ; vue de l’exposition de Jean-Michel Alberola, L’Aventure des détails, Palais de Tokyo (19-02 – 16-05-2016)© ADAGP, Paris, 2016 Photo : André Morin

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commentaire

Une Réponse pour Une certaine idée de la peinture

Gertrud dit :

Aux jeunes peintres français qui retrouvent le « plaisir de la peinture pure », on pourrait rajouter Mireille Blanc, Damien Cadio, Eva Nielsen et d’autres.

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