de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Une prison est-elle un lieu d’exposition?

Une prison est-elle un lieu d’exposition?

La Disparition des lucioles : tel est le titre choisi par la Collection Lambert pour son exposition d’été en Avignon, en hommage à Pier Paolo Pasolini qui, en février 1975, publia dans le Corrierre della Sera, un texte devenu célèbre qui disait : « Au début des années 60, à cause de la pollution atmosphérique, et surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau (fleuves d’azur et canaux limpides), les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles. (Aujourd’hui, c’est un souvenir quelque peu poignant du passé : un homme de naguère qui a un tel souvenir ne peut se retrouver jeune dans les nouveaux jeunes, et ne peut donc plus avoir les beaux regrets d’autrefois.) Ce « quelque chose » qui est intervenu il y a une dizaine d’années, nous l’appellerons donc la « disparition des lucioles » ». Avec cette métaphore, c’était bien sûr la disparition d’un monde que déplorait le poète, un monde littéralement détruit par la pollution, mais aussi corrompu par le pouvoir, l’argent, la politique, et dans lequel les lumières (ces fameuses lucioles) commençaient à s‘éteindre définitivement.

2670-04-HalardOn serait curieux de savoir ce qu’il aurait pensé d’une exposition d’art dans une prison, lui qui s’est toujours battu avec tant de vigueur contre les systèmes répressifs, les aliénations (physiques ou mentales), les embrigadements. Car c’est dans une prison qu’a trouvé refuge cette exposition de la Collection Lambert, l’Hôtel de Caumont, le lieu qui l’abrite habituellement, étant actuellement fermé pour travaux d’agrandissement  (http://larepubliquedelart.com/yvon-lambert/). Et pas n’importe quelle prison, puisqu’il s’agit de la Prison Sainte-Anne, un établissement pénitencier du XVIIIe siècle situé derrière le Palais des Papes, qui a été fermé il y a juste une dizaine d’années parce que c’était un des plus vétustes de France, et qui jusqu’alors est resté en l’état, les projets d’hôtels de luxe bâtis sur son emplacement n’ayant pas abouti. C’est donc dans ces cellules laissées telles que les ont quittées les prisonniers, avec leurs murs lépreux, leurs graffitis encore frais, leurs toilettes à la turque sans cloison et à l’hygiène déplorable, qu’ont été installées les œuvres. Il a fallu des efforts considérables pour que le lieu puisse être utilisable et que le visiteur puisse y déambuler, même si le parcours a été soigneusement balisé et si le choix a été fait de laisser volontairement les choses à l’état brut. Et le choc est rude…

Il est rude, parce qu’évidemment, on ne rentre pas dans un lieu encore chargé de tant de crasse, de misère et de souffrances de la même manière qu’on entre dans n’importe quel lieu. Et Eric Mézil, le directeur de la Collection Lambert et le commissaire de l’exposition, en a bien eu conscience en cherchant à organiser celle-ci autour de thèmes liés à la prison et à l’enfermement et en faisant dialoguer les œuvres avec l’espace. Il y a ainsi des œuvres en lien avec la notion de temps, un temps qui passe si lentement en prison et que l’on cherche à tromper de toutes les manières possibles. Il y en a d’autres autour de la notion de soleil et lumière, car les prisonniers en manquaient cruellement, les fenêtres étant étroites et hautes, et la prison orientée au nord. Il y en a d’autres aussi autour de l’isolement et de toutes les conséquences qu’il peut avoir : la mélancolie, mais aussi la violence sur soi et envers les autres, ou au contraire le rapprochement, la fraternité, voire même l’érotisme. Il y a d’autres encore autour des femmes, qui ont été nombreuses dans cette prison, un quartier leur étant réservé. Il y a d’autres, enfin, autour de la liberté, cette liberté à laquelle aspirent tellement les prisonniers et qu’ils finissent un jour par retrouver. Vaste programme, et qui aurait dû donner lieu à une confrontation saisissante entre l’art et la plus dure des réalités.

2647-04-halardLe problème, c’est que la plupart des œuvres de la Collection Lambert, associées pour l’occasion à d’autres de la prestigieuse collection privée italienne d’Enea Righi, n’ont pas été conçues spécialement pour cela et que si de nombreuses s’adaptent parfaitement bien (les installations de Boltanski, de Douglas Gordon, de Niele Toroni, le si poétique « Paradis au plafond » d’Ilya Kabakov, la géniale maquette de Louise Bourgeois, la porte réinventée de Roman Ondak, etc), d’autres paraissent vaines, futiles, à la limite du kitsch, comme ces policiers postés à l’entrée de Xavier Veilhan, qui ne ressemblent qu’à des poupées sans expression. Ce n’est pas que ces œuvres soient de seconde qualité, bien au contraire, mais elles ne sont pas de taille ou de nature à se confronter à la puissance du lieu. Et ce n’est pas l’idée, au demeurant excellente, de montrer des archives ou d’avoir commandé des pièces spécialement pour l’occasion qui arrange les choses : lorsqu’on voit la vidéo de Jean-Michel Poncin dans laquelle un ancien détenu raconte ses vingt ans de réclusion en dessinant une carte mentale et géographique de la prison, ou plus encore, le témoignage de Marceline Loridan-Yvens, l’épouse de Joris Yvens, qui raconte comment elle fut enfermée à Sainte-Anne avant d’être envoyée à Auschwitz (car la sinistre bâtisse servit aussi, pendant la Guerre, de maison d’arrêt des Juifs avant leur départ pour les camps), tout ce qu’il y a autour semble vide, fade, hors de propos. Ne restent alors que quelques pièces comme les serpentins en plastique de Miroslaw Balka (Heaven), accrochés dans une cour intérieure et qui reflètent délicatement la lumière, ou la photo de Nan Goldin qui célèbre la libération d’une amie transsexuelle avec un gâteau d’anniversaire sur lequel le nombre de bougies égale le nombre d’années passées derrière les barreaux, pour échapper à la dureté du lieu et retrouver un peu d’espoir en l’existence.

Cette exposition a toutefois un immense mérite : celle de poser la question de l’existence des œuvres en dehors du white cube dans lequel on les voit le plus souvent. Et surtout lorsqu’il s’agit d’un lieu aussi chargé d’histoire, aussi éloigné de la neutralité du white cube que celui-là peut l’être. La réponse est alors implacable : seules les œuvres vraiment fortes, riches et porteuses de sens résistent au traitement. Les autres vivent leurs vies, badines, mais s’oublient aussitôt après qu’on les ait vues, même si on a pu les trouver admirables en une autre occasion.

La Disparition des lucioles, jusqu’au 25 novembre à la Prison Sainte-Anne, rue Bannasterie, Avignon (www.collectionlambert.com)

Images : vue intérieure de la Prison Sainte-Anne; Douglas Gordon, « Guilty…(Tatoo for reflexion) », 1997Photographie, CNAP / Dépôt Collection Lambert ; Niele Toroni, «Mannequin avec empreinte de pinceau n°50», 1980, installation, courtesy de l’artiste (Photographies François Halard)

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commentaires

2 Réponses pour Une prison est-elle un lieu d’exposition?

christiane dit :

La question posée est judicieuse : quelles œuvres peuvent être exposées en ce lieu, cette prison peut-elle accueillir une exposition ? Et la réponse l’est tout autant « seules les œuvres vraiment fortes, riches et porteuses de sens résistent au traitement. »
Il reste que dans ce lieu, hors cette exposition, il y a une mémoire de souffrance et de solitude qui doit étreindre le visiteur. « C’est donc dans ces cellules laissées telles que les ont quittées les prisonniers, avec leurs murs lépreux, leurs graffitis encore frais, leurs toilettes à la turque sans cloison et à l’hygiène déplorable, qu’ont été installées les œuvres. »
Quant à la bouleversante citation de Pasolini sur la disparition des lucioles… elle colle bien à l’époque !

Bascoul dit :

Je fais des ateliers en maison d’arrêt sur le thème de l’hygiène de soi et de l’environnement.
Nous exposerons les affiches faites sans doute mais tout est compliqué en vue de la sécurité.
Si vous avez des personnes ayant déjà travaillé en Arts-plastiques sur ce thème je suis preneuse de conseils et partages d’idées.

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