de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Voyages avec Shimabuku et Gabriel Léger

Voyages avec Shimabuku et Gabriel Léger

Dans cette difficile période de restrictions, voyager est sans doute une des choses qui nous manque le plus. Aller à la rencontre de l’autre, découvrir de nouvelles contrées, se sentir libre de franchir les frontières comme on le souhaite : tel est le sel de l’existence, dont on a hâte de retrouver le goût. Aussi quand des expositions nous invitent au voyage, on y embarque sans hésitation. C’est le cas de celle de l’artiste japonais Shimabuku, qui vient de commencer au Nouveau Musée National de Monaco (Villa Paloma), musée qui reste un des seuls ouverts en Europe actuellement. Elle s’intitule : La Sirène de 165 mètres et autres histoires et nous propose bien des divagations.

La première a pour base une légende que Shimabuku a découvert en 1998, dans un temple de Fukuoka et qui parle d’une sirène de 165 mètres. « Il y avait une image de la sirène, explique-t-il, et six fragments de ses os. J’ai commencé à voyager avec cette histoire ». Et il est allé à Marseille, puis à Sydney, puis à Montréal et maintenant à Monaco, et, à chaque fois, il a demandé à des autochtones de donner leur version de la légende. Puis il a acheté une corde de 165 mètres pour se sentir plus proche d’elle.

Ainsi, à Marseille, il a demandé à un artisan, Olivier Catot, de produire sa version en marqueterie du personnage mythique ou à Claire, des Filles d’Hortensia, d’en faire une broderie. A Sydney, il a fait imprimer en anglais le texte de l’installation sur une plaque émaillée (texte qui a été ensuite traduit en français et imprimé à la manière d’une plaque de rue). Il figure dans l’exposition de Monaco, mais sur une pierre en travertin et dans une traduction en langue monégasque (mais oui, ça existe !) réalisée spécialement pour l’occasion. Dans la Principauté aussi, une sirène a été aussi faite en fougasse, cette spécialité sucrée qui prend la forme d’un biscuit rond aux saveurs d’anis et de fleur d’oranger. Et une classe de CM2 de l’école Saint-Charles de Monaco a été invitée à produire un ensemble d’œuvres autour de la sirène qui sont rassemblées dans une salle.

Car l’art de Shimabuku relève de cette rencontre, de cette manière d’aller vers l’autre, de le faire participer. C’est le projet qui est l’œuvre elle-même, l’aventure qui se nourrit des différentes latitudes et des différentes péripéties. A Monaco, on est également convié, entre autres, au « Voyage du concombre » (un voyage en bateau de Londres à Birmingham au cours duquel l’artiste a fait mariner des concombres dans du vinaigre, jusqu’à en faire des pickles), à toute une série d’aventures avec des poulpes ou à une version irrésistible du « Fish and Chips » (Shimabuku l’illustre en filmant une pomme de terre qu’il a jetée dans la mer et qui s’enfonce peu à peu en rencontrant les poissons).

Tout cela pourrait paraître anecdotique, farfelu, passablement excentrique, s’il ne s’y cachait des trésors de poésie. C’est même la quintessence de l’art japonais, de faire un tout avec un rien, d’aller à l’essentiel en restant infiniment simple, presque naïf. Cette profondeur, cette générosité et cette sagesse sont particulièrement sensible dans l’installation « Eriger » que Shimabuku a réalisé pour la première fois en 2017, sur l’une des côtes japonaises les plus touchées par le tsunami de 2011, en demandant à un groupe de personnes de redresser troncs et branches échoués sur le sable pour les ériger sous la forme d’un monument. A Monaco, il a fait de même avec les restes de la Villa Ida, une demeure bourgeoise de la fin du XIXème siècle construite dans l’un des plus anciens quartiers de la ville et démolie en 2019 pour laisser place à un projet immobilier. En conférant aux débris une seconde vie, il évoque le « kintsugi », cette technique traditionnelle qui consiste à restaurer des céramiques cassées avec de l’or et de l’argent et, de fait, à valoriser la restauration. L’art de Shimabuku répare, soigne, pacifie et s’intéresse terriblement aux gens.

C’est à un voyage davantage dans le temps que dans l’espace que nous convie Gabriel Léger avec l’exposition qu’il propose actuellement à la galerie Sator, Deep Time. Car elle a pour trame l’antiquité méditerranéenne, et plus particulièrement égyptienne, cette période sur laquelle l’artiste a souvent travaillé. On y trouve ainsi une nouvelle série de « Sunshine Recordings », ces photographies anciennes de vestiges de temples et de statues sur lesquelles il a enregistré, grâce à un héliographe et sur les lieux mêmes où la photo a été prise, le passage du soleil en une journée (superposant ainsi trois temps : celui du vestige, celui de la prise de vue et celui d’aujourd’hui). On y trouve aussi une lampe à huile antique qui a été rallumée et dont la flamme a laissé une trace sur la plaque de laiton devant laquelle elle se trouve (« Lampes que le temps allume »). Ou une coupe athénienne qui est posée sur un plateau lumineux et dans laquelle on voit son propre reflet lorsqu’on se penche pour la regarder (« Quoi ? -L’Eternité »).

Mais la pièce centrale est celle qui donne son nom à l’exposition. Il s’agit d’une installation au mur faite d’amulettes que Gabriel Léger a réalisées à partir de deux moules authentiques (l’un représentant un scarabée, symbole du soleil du matin, l’autre un personnage à tête de faucon, symbole du soleil de midi) et avec la même terre que celle utilisée à l’époque, qui donne cette couleur bleue si particulière. Ces amulettes forment une structure concentrique qui occupe tout un mur, évoque bien sûr le disque solaire, mais peut aussi s’appréhender comme un hiéroglyphe.

On le sait, une grande partie du travail de Gabriel Léger consiste à dialoguer avec les époques, à appréhender les objets du passé -et plus spécifiquement les antiquités- en les inscrivant dans un geste contemporain, à apprivoiser le temps (une autre pièce montrée à la galerie est une véritable bière qu’il a brassée lui-même à partir de blé du IIIème siècle ap. J.C.et qu’il a mise dans des bouteilles en céramique scellées). Cette exposition est belle, fluide, moins compacte que celles qu’il avait conçues pour l’ancien espace du Marais (il est vrai beaucoup plus petit). L’artiste apporte toujours un soin particulier à la réalisation de ses œuvres, tout y est pensé, organisé et maîtrisé jusqu’au bout. C’est juste si on ne souhaiterait pas, parfois, un grain de folie, un geste impur qui dérègle la belle mécanique. Mais ne nous plaignons pas que la mariée est trop belle et apprécions à sa juste valeur cette plongée poétique et sensible dans les abimes du temps.

-Shimabuku, La Sirène de 165 mètres et autres histoires, jusqu’au 3 octobre au Nouveau Musée National de Monaco, Villa Paloma (www.nmnm.mc)

-Gabriel Léger, Deep Time, jusqu’au 6 mars à la galerie Sator, Komunuma, 43 rue de la Commune de Paris 93230 Romainville (www.galeriesator.com)

Images : Shimabuku, Vue d’exposition de La Sirène de 165 mètres et autres histoires, NMNM – Villa Paloma  (Ériger, 2017-2021, Installation, matériaux divers et plantes en pot, Production réalisée avec l’aide de SAM J.B.Pastor &Fils, Monaco, En collaboration avec le Jardin Exotique de Monaco, Courtesy de l’artiste et Air de Paris, Romainville, Photo : NMNM/Andrea Rossetti, 2021 ; Je voyage avec une sirène de 165 mètres, 1998 – en cours, Aquarelle sur papier (détail de l’installation), Dessin de Shimabuku, Sydney, Australie, 1998, 75 x 104 cm, Collection NMNM, n° 2019.4.1.7© Shimabuku, Courtesy de l’artiste et Air de Paris, Romainville ; vues de l’exposition Deep Time de Gabriel Léger à la galerie Sator, photo Grégory Copitet

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