de Patrick Scemama

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La République de l'Art

Wifredo Lam, l’inclassable

Parce qu’il a été l’ami et le protégé de Picasso, parce qu’il a été proche de Breton sans toutefois adhérer complètement au mouvement surréaliste ou simplement parce qu’on a juste lu son œuvre à la lueur de ses origines, Wifredo Lam est resté longtemps mal compris. C’est ce qu’explique, en substance, Catherine David, dans les différents textes qui accompagnent la rétrospective qui s’est ouverte il y a peu au Centre Pompidou et dont elle assure le commissariat. Pour dissiper le malentendu, elle organise une exposition à la fois très simple et très synthétique qui montre bien la place singulière qu’a occupée l’artiste dans l’histoire de la modernité.

La vie de Lam est en elle-même un écho aux drames qui ont rythmé le XXe siècle et anticipe sur les métissages culturels qui paraissent aujourd’hui naturels. Né en 1902, à Cuba, d’un père chinois natif de Canton et d’une mère d’origine à la fois africaine et hispanique, il manifeste très tôt des dons pour le dessin et suit à La Havane les cours de peinture et de sculpture de l’Ecole San Alejandro. Après une première exposition, il obtient une bourse des autorités cubaines et part compléter sa formation en Europe, à Madrid. Il commence à y montrer son travail et y rencontre Eva, une jeune femme qu’il épouse et qui lui donne un fils. Malheureusement, les deux meurent peu de temps après de la tuberculose et laissent Lam dévasté. Parallèlement, il adhère aux idées des Républicains qu’il partage, entre autres, avec ses compatriotes Mario Carreno et Alejo Carpentier. Mais la victoire des troupes franquistes l’oblige, en 38, à venir se réfugier en France.

(Photo supprimée)

Par l’intermédiaire du peintre et sculpteur Manolo, qu’il a rencontré en Espagne, il y est accueilli par Picasso qui le prend sous son aile et lui fait rencontrer le galeriste Pierre Loeb. Celui-ci, conquis par son talent, lui achète plusieurs tableaux et lui apporte une aide financière, lui permettant ainsi de produire, en deux ans, un nombre considérable de toiles. Dans le même temps, il rencontre les artistes et les écrivains les plus importants de l’époque : Braque, Léger, Miro, Dominguez, mais aussi Michel Leiris, Tristan Tzara, Paul Eluard, etc. Mais avec l’Occupation allemande, il est obligé de quitter Paris pour Marseille où se trouvent les surréalistes que Breton a réunis autour de lui. Avec eux, il se livre à des expériences collectives (comme la création d’un tarot surréaliste, Le Jeu de Marseille) et illustre le poème de Breton, Fata Morgana. En mars 41, toutefois, il quitte la France pour l’Amérique sur un vieux bateau sur lequel ont pris place Breton, mais aussi Lévi-Strauss et Anna Seghers.

Il accoste un mois plus tard en Martinique où il fait une rencontre déterminante, celle d’Aimé Césaire avec lequel il partage le même refus de domination raciale et culturelle. Puis en juillet, après dix-huit ans d’exil, il retrouve Cuba et il est frappé par la corruption, le racisme et la misère qui sévissent sur l’île où la culture locale ne semble subsister que sous la forme d’un folklore de pacotille (c’est le Cuba d’Hemingway). Avec l’aide des ethnologues Lydia Cabrera et Fernando Ortiz et d’Alejo Carpentier, il cherche à retrouver les traditions, l’esthétiques et l’histoire complexe de la culture afro-cubaine et produit une œuvre dense, peuplée de créatures à mi-chemin entre l’humain, l’animal et le végétal, qui fait ainsi écho aux mondes spirituels propres aux cultures caribéennes. Pendant onze ans, Lam reste à Cuba, mais il voyage beaucoup : à Haiti, où il prend part à des cérémonies vaudou ; à New York où il rencontre, entre autres, Arshille Gorky et Robert Motherwell ; à Londres où la librairie de la London Gallery expose ses dessins…

En 1952, souffrant d’un relatif isolement, il met fin à son séjour à son séjour cubain et revient s’installer à Paris. Les expositions internationales se multiplient et il se lie d’amitié avec Asger Jorn, un des fondateurs du groupe CoBra. Celui-ci l’incite à se confronter à de nouveaux matériaux et en particulier à la céramique, qu’il pratique à Albissola, un important centre de céramiques italien. Parallèlement, suite à l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro, Lam retourne à Cuba où il est l’instigateur d’une immense création collective, Cuba colectiva –El Mural, à laquelle participent de nombreux artistes et intellectuels, parmi lesquels César, Monory, Leiris et Marguerite Duras. Il peint aussi une série de toiles, Les Brousses, dans laquelle il renoue avec le dynamisme de l’abstraction lyrique américaine et illustre de nombreux textes d’amis poètes et écrivains comme René Char et Gherasim Luca.

FataMorgana Bibliotheque Litteraire Jacques Doucet ParisDans les vingt dernières années de sa vie, Lam s’installe en partie à Albissola  où il réalise un important nombre de céramiques qui font référence à ses peintures et enrichit sa collection d’arts extra-occidentaux qu’il avait découverts dans l’atelier de Picasso et qui témoignent de ses multiples sources d’influence. Il voyage aussi beaucoup (Egypte, Inde, Thaïlande et découverte, enfin, de l’Afrique) et conçoit un livre, Le nouveau Nouveau Monde de Lam, avec un essai d’Alain Jouffroy, qui a valeur d’autobiographie. Il meurt en 1982, à Paris, et ses cendres sont déposées au cimetière Colon de La Havane, dans le secteur dévolu aux membres des Forces armées révolutionnaires.

L’accrochage chronologique voulu par Catherine David reprend ces différentes périodes et surtout les différents lieux dans lesquels l’artiste se trouvait alors. On y voit donc les premières toiles influencées par Gauguin, Cézanne, Gris, Miro et Matisse, que Lam croyait à jamais perdues (Espagne 1923-1938). Puis on passe aux tableaux influencés par Picasso et les arts africains et dans lesquels  se lit aussi toute la douleur ressentie par la perte d’êtres chers (sa femme, son fils, mais aussi ses amis Républicains – Paris, Marseille 1938-1941). Puis on aboutit à la période charnière (Cuba, Les Amériques 1941-1952, pendant laquelle Lam se forge ce style d’inspiration surréaliste, mêlant culture occidentale et extra-occidentale, humain et animal, qui le rendra si reconnaissable. Puis aux deux dernières périodes (Paris, Caracas, La Havane, Albissola, Zurich 1952-1967 et Paris, Albissola 1962-1982)  qui le montrent au sommet de sa carrière et son implication aussi bien dans la peinture, l’œuvre gravée que dans les céramiques (le tout étant enrichi de nombreux documents et photos). Et au centre trône La Jungle, son chef d’œuvre, une grande toile réalisée peu de temps après son retour à Cuba et qui résulte de la volonté de Lam « d’intégrer dans la peinture toute la transculturation qui avait eu lieu à Cuba entre Aborigènes, Espagnols, Africains, Chinois, immigrants français, pirates et tous les éléments qui formèrent la Caraïbe ».

On découvre alors un artiste véritablement original, qui a su exprimer ses influences multiples avec une force hors du commun, qui a bousculé les catégories établies de l’histoire de l’art et qui a su imposer une vision non ethno-centrée de la peinture vraiment moderne (un catalogue récemment édité par la prestigieuse galerie suisse Gmurzynska met en parallèle ses toiles avec celles de Basquiat). Pour preuve de ce « non classement », La Jungle a été achetée très rapidement par le MoMa de New York, mais elle est restée pendant longtemps dans le couloir menant au vestiaire parce qu’on ne savait pas dans quelle salle (et donc à quelle école) l’intégrer. Ce n’est qu’au bout d’un long purgatoire qu’elle finit par trouver sa place près des Demoiselles d’Avignon de Picasso, c’est-à-dire auprès des plus grands chefs d’œuvre du XXe siècle.

-Wifredo Lam, jusqu’au 15 février au Centre Pompidou (www.centrepompidou.fr)

 

Images : La Jungla, 1943, Huile sur papier marouflé sur toile – 239,4 × 229,9 cm The Museum of Modern Art, New York, 2015. Digital Image, The Museum of Modern Art,New York / Scala, Florence © Adagp, Paris 2015 ; Umbral, 1950Huile sur toile, 185 × 170 cm Centre Pompidou, musée national d’art moderne. Dist. RMN-GP. Achat de l’État 1969, attribution 1976 Photo : Centre Pompidou, Georges Meguerditchian © Adagp, Paris 2015 ; Fata Morgana, 1941 Livre imprimé (illustration page 9). Colorié à la main par Wifredo Lam, signé par André Breton et Wifredo Lam Épreuve des Éditions du Sagittaire, Marseille, 1941 26 pages, 28 × 22,5 cm Photo : Suzanne Nagy Chancellerie des Universités de Paris – Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Paris

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commentaires

4 Réponses pour Wifredo Lam, l’inclassable

Cécile Baie dit :

Merci pour ce beau portrait d’un artiste aujourd’hui trop sous-estimé

radioscopie dit :

Est-ce que le rapprochement avec Basquiat (extrêmement discutable) n’est pas une tentative de classement géolocalisé style « peintres de la Caraïbe » ? Quelle horreur que ces « classements » qui verrouillent les artistes !

coup de froid dit :

Court-circuit ou circuit court ?

Patrick Scemama dit :

A Radioscopie: non, au contraire. Comme Basquiat ( et d’où la pertinence de leur rapprochement), Lam a su utiliser des éléments de la culture caraïbe ( le vaudou, par exemple) pour les inscrire dans un cadre beaucoup plus universel. Pour autant, les styles de l’un et de l’autre n’ont bien sûr rien à voir.

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