Abstraits et belges
Parce qu’une partie d’entre eux parlent notre langue, on croit bien connaître nos amis belges. Les blagues, les frites, la bière, le Mannekenpis, les bandes dessinées d’Hergé, bref, tous les lieux communs, ont presque réussi à nous faire croire que ce pays traversé par l’Escaut nous était familier. Or, lorsqu’on y regarde bien, on se rend compte que de larges pans de sa culture nous restent inconnus. En littérature, par exemple, où, en dehors de Simenon, on a du mal à citer les grands auteurs belges du siècle dernier, qui sont pourtant nombreux (peut-être parce que ceux-ci se rattachent soit à la littérature francophone, soit à la littérature néerlandaise). Mais aussi en art où, mis à part les figures tutélaires que représentent Ensor, Delvaux, Magritte ou Marcel Broodthaers, on peine à reconstituer une histoire de l’art moderne et contemporain belge.
C’est tout l’intérêt de l’exposition présentée actuellement à l’Espace de l’Art Concret de Mouans-Sartoux, ce beau centre d’art qui abrite la collection Albers-Honegger et qui a fêté ses dix ans l’année dernière (cf https://larepubliquedelart.com/concret-vous-avez-dit-concret/). Elle n’a pas la prétention de vouloir dresser un panorama de tout l’art belge du début du XXe siècle à nos jours, mais, compte tenu de la spécificité du lieu qui l’abrite, s’en tient à la partie informelle, et plus spécifiquement géométrique. D’où son titre : L’Abstraction géométrique belge. A travers une vingtaine d’artistes répartis en deux sections (une, historique, dans la galerie du Château, et une, contemporaine, au niveau -1 du nouveau bâtiment), elle présente donc de manière concise et claire l’évolution de ce mouvement qui fut déterminant dans l’histoire de l’art moderne et qui connut, chez nos voisins du Nord, une fortune particulière.
Et la première constatation qui s’impose est que, comme en France et dans de nombreux pays européens, l’art abstrait belge connut deux grandes périodes : au début des années 20, alors que le cubisme et le futurisme avaient déjà révolutionné la représentation traditionnelle, et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 20, une des premières à infléchir la peinture vers l’abstrait fut Marthe Donas, qui avait étudié à Paris et qui intriguait l’avant-garde sous le pseudonyme masculin de Tour Donas. Partant de la figure humaine traitée en perspectives multiples (dans la veine cubiste), elle ouvrait ses toiles à un champ d’expérimentations plus libre et non figuratif. A ses côtés, des artistes comme Pierre-Louis Flouquet, Paul Joostens ou Georges Vantongerloo étaient fascinés par la ville et l’architecture moderniste dont les lignes fluides entraient en cohérence avec l’esthétique géométrique et ils traduisaient cette fascination dans leurs œuvres qui mêlaient parfois art et considérations mathématiques. Mais c’est le mouvement Plastique pure, auquel appartenaient aussi Victor Servranckx, Marcel-Louis Baugniet ou Karel Maes,qui théorisa véritablement la volonté d’abandonner la conception classique du tableau en tant qu’espace de représentation tridimensionnel. Désormais, la toile devint vraiment autonome et le vocabulaire géométrique s’exonéra de toute référence à une réalité quelconque.
Mais ce mouvement, qui eut Bruxelles et Anvers pour foyers principaux, fut relativement éphémère et certains peintres abandonnèrent l’abstraction pure pour se tourner vers le surréalisme ou vers la décoration, cherchant ainsi à décloisonner les arts pour les rendre plus populaires, à l’instar d’une Sonia Delaunay en France. Il fallut attendre la fin de la Guerre et la création du mouvement Art abstrait (1952-1956) pour que l’abstraction géométrique belge retrouve toute sa vigueur. Jo Delahaut fut un des principaux artisans de cette renaissance. Tout autant artiste que théoricien, il eut recours à l’utilisation d’une forme comme module (un demi-cercle ou un rectangle dont l’angle est arrondi) qu’il répartit de manière plus ou moins égalitaire sur la toile. D’autres artistes, comme Gaston Bertrand, poussèrent loin, dans ces années 50, l’étude de la géométrie dans l’espace. Mais là encore, une scission s’opéra rapidement au sein du groupe entre ceux qui optèrent pour une abstraction géométrique stricte (comme Delahaut) et ceux qui lui préférèrent une abstraction lyrique et impulsive, proche de « l’Action Painting ».
Dans les années 60, c’est le mouvement et la tendance cinétique qui contaminèrent la peinture abstraite traditionnelle et lui firent prendre une forme hybride entre tableau, sculpture et relief. Pol Bury, avec ses poétiques sculptures motorisées qui évoluent sous les yeux du spectateur, en est un des meilleurs représentants. Mais Walter Leblanc, dont les œuvres sont rythmées par la tension des matériaux (acier, bandes de polyvinyles et fils de coton), préféra trouver le mouvement à l’intérieur de la toile et l’ouvrir sur un nouvel espace, un peu à la manière d’un Fontana. Le poète et théoricien Michel Seuphor, dont l’œuvre plastique est dominée par l’utilisation exclusive du dessin à la plume et à l’encre de chine qu’il appelle « dessins à lacunes », bénéficia lui aussi de cette nouvelle dynamique. Quant à Louis Dusépulchre et Léon Wuidar, plus tard, ils revinrent tous deux à la fascination pour l’architecture, le premier en privilégiant une sculpture monochrome dans laquelle il inséra des diodes à la limite du visible et le second en réalisant de nombreuses œuvres dans l’espace public.
Mais une des richesses de cette exposition est aussi de chercher une continuité dans la création contemporaine et de faire appel à des artistes qui, comme leurs ainés, se posent les questions de couleurs, de lumières et de rythmes (c’est-à-dire les questions essentielles de l’abstraction), mais sans forcément avoir recours aux médiums traditionnels : Ann Veronica Janssens, Bas Ketelaars, Pieter Vermeersch. On connaît la première pour son travail sur la perception et sa volonté de plonger le spectateur littéralement dans la couleur (elle a réalisé des installations, par exemple, dans lesquelles le spectateur est amené à déambuler à l’aveugle dans une pièce emplie de fumée colorée). Ici, elle montre deux disques monochromes dont la surface, gravée d’un sillon, simule sa propre rotation autour d’un axe imaginaire et surtout deux extraordinaires cubes de verres qui sont remplis d’eau distillée et d’huile de paraffine qui forment des couches bien distinctes (résultat de la séparation et de la tension des deux corps) et servent de prisme pour absorber le cadre environnant. Selon l’angle adopté, la perception qu’on en a est totalement différente et les œuvres jouent sur les registres de la transparence et de l’opacité. Se référant à l’esthétique minimale, elles fascinent autant par leur beauté que par leur réalisation technique.
A ses côtés, Bas Ketelaars interroge la notion d’espace à travers des œuvres graphiques qui sont basées sur la notion de pliage. Quant à Pieter Vermeersch, dont le travail est aussi centrée sur la question de la couleur, il crée in situ une magnifique peinture murale qui propose un imperceptible dégradé de toutes les nuances de bleu (du plus clair, qui va vers le blanc, jusqu’au plus soutenu), que l’on peut interpréter comme un hommage au bleu méditerranéen et à l’intérieur de laquelle le spectateur est invité à s’immerger. Et quand on sait que l’artiste part en général d’une photographie de ciel pour réaliser ses œuvres, on se dit qu’il retourne le principe du non-figuratif en affirmant qu’il n’existe pas d’abstraction pure et que tout, même ce qui semble le plus immatériel, est toujours relié à un élément de réalité. Belle pirouette pour cette exposition riche en découvertes !
–L’Abstraction géométrique belge, jusqu’au 29 novembre à l’Espace de l’Art Concret, Château de Mouans 06370 Mouans-Sartoux (www.espacedelartconcret.fr)
Images : Ann Veronica JANSSENS, au premier plan, Cocktail Sculpture, 2008, verre, eau distillée, huile de paraffine, cube en verre : 70 x 70 x 70 cm, socle : 70 x 70 x 70 cm, kamel mennour, Paris, au second plan, Yellow Yellow, 2010,verre, huile de paraffine, feuille latex, cube en verre : 50 x 50 x 50 cm, socle : 50 x 50 x 55 cm, kamel mennour, Paris, Exposition L’abstraction géométrique belge, Espace de l’Art Concret, © François Fernandez ; Karel Maes, Composition n°10, 1924 : Huile sur toile, 60 x 50 cm, Collection de la Communauté française de Belgique © Sylvain Jennebauffe ; Jo Delahaut, Trace n°3, 1979, Huile sur toile, 120 x 250 cm Collection de la Banque nationale de Belgique © BNB – Patrick Van DenBranden ; Pieter VERMEERSCH, Untitled, 2015, peinture acrylique et projection au mur, dimensions variables, courtesy de l’artiste, Exposition L’abstraction géométrique belge, Espace de l’Art Concret, © François Fernandez
6 Réponses pour Abstraits et belges
Beau billet. Belles illustrations.
Merci.
Je connais le travail de Pieter Vermeersch. C’est un jeu très subtil et contemplatif sur les nuances et les couleurs. Certaines toiles font penser aux ciels de Turner.
Heureux de voir passer le nom de Michel Seuphor, c’est tellement rare.
Bel article pour moi aussi. Ligne claire du passage en revue d’un mouvement d’une grande richesse.
Art des Belges, roi des arts.
La Belgique, grande église désaffectée politiquement, verra toujours ses oeuvres d’art tenir leur place sur l’autel qu’elle leur offre depuis toujours. Lieu sacré propice à une magnifique inspiration.
Peut-être en sera-t-il ainsi un jour en France, pays des merveilleux artistes por-art scandaleusement sous-côtés intellectuellement.
artistes pop-art, pardon.
Voilà une exposition qui fait très envie. Je ne connais pas ces peintres.
Mais s’il faut jusqu’à Mouans-Sartoux…
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