de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Anne Imhof, si sombre, si romantique

Anne Imhof, si sombre, si romantique

En 2015, lors de la première édition du festival Do Disturb au Palais de Tokyo, j’assistais par hasard à une performance qui se donnait dans une des ailes du Palais. On y voyait des jeunes gens comme sous hypnose échanger une substance que l’on pouvait prendre pour du lait et jouer avec des lapins qui évoluaient en liberté dans l’espace, le tout dans une lumière bleutée de boîte de nuit et baigné par une musique électronique. J’étais tellement fasciné par ce ballet étrange et hypnotique, qui durait plusieurs heures, que je revenais le voir le lendemain. Cette performance s’appelait Deal et elle était signée d’une inconnue, Anne Imhof, qui était alors en résidence à la Cité des Arts de Paris. Depuis, la jeune artiste allemande a fait son chemin. Elle a remporté le Lion d’Or de la Biennale de Venise, en 2017 pour Faust (qui, en allemand, fait bien sûr référence à la pièce de Goethe, mais veut aussi dire « poing »), a exposé à la Tate Modern de Londres (Sex) et investit aujourd’hui l’intégralité du Palais de Tokyo, comme Philippe Parreno, Camille Henrot ou Tomas Saraceno avant elle, pour un grand opéra appelé Natures mortes (l’exposition, qui devait ouvrir à l’automne dernier, a été retardée à cause de la crise sanitaire).

« Opéra » parce que, comme Deal, Faust ou les autres performances d’Anne Imhof, il faut davantage le prendre comme une œuvre d’art totale que comme une exposition classique. C’est la vue, mais aussi l’ouïe et, dans une certaine mesure, le toucher qui sont sollicités lors de ce parcours dans tous les espaces du Palais. La musique y est d’ailleurs très importante -et de manière souvent spatialisée : elle a été composée par Eliza Douglas, la compagne et muse d’Anne Imhof, qui est elle-même artiste et qui est présente avec des peintures dans l’exposition. Et elle donne le ton à l’ensemble, instaure d’emblée une ambiance. En fait, elle en est le fil conducteur qui impose un rythme, une scansion.

Cette ambiance, c’est celle de la nuit, de la rue, des espaces à part, des démons, des fantômes, du romantisme noir et flamboyant. En enlevant toutes les cloisons du Palais de Tokyo, l’artiste offre non seulement des perspectives et des points de vue inattendus sur le bâtiment, mais elle recrée une ville à l’intérieur de la ville, une architecture qui va de la lumière aux souterrains les plus sombres. C’est cette architecture de verre et de métal souvent taguée, souvent trash, et dans laquelle le corps est sans arrêt contraint qui constitue l’œuvre, bien plus que les pièces même de l’artiste qui y sont présentées et qui, à l’exception de quelques toiles et dessins, sont souvent des vestiges de performances passées ou des vidéos de performances, comme celle, très belle, intitulée Deathwish. Encore une fois -et comme elle l’avait fait avec l’architecture fasciste du pavillon allemand de la biennale de Venise-, Anne Imhof joue avec le lieu s’adapte à sa dynamique, en dévoile les contours et fait en sorte que le spectateur y perde ses repères.

Dans un premier temps, ce dernier s’engouffre dans une courbe en partie ouverte, en sens inverse du chien qui court sur la vidéo de Sturtevant projetée à l’entrée de l’exposition, et qui laisse voir par ses interstices des peintures de l’artiste elle-même ou une grande photo de Wolfgang Tillmans représentant un jeune homme couché sur le sol (An der Isar). Puis il emprunte l’escalier sur les murs duquel sont accrochées des photos de Cyprien Gaillard, qui évoquent elles-aussi un monde urbain, de boissons et de dérives. Arrivé au premier sous-sol, il entre dans un labyrinthe où le mouvement se fait plus lent et où, au fil des parois vitrés qui rapprochent et éloignent à la fois, apparaissent des œuvres : d’Anne Imhof encore (des sortes de chambres avec des matelas posés au sol et des guitares ou des enceintes), d’Alvin Baltrop (des photos d’hommes en quête de sexe sur les quais à New York), une sublime peinture de Joan Mitchell ou même un prêt exceptionnel de la Collection Pinault d’une série de toiles de Sigmar Polke qui expérimentent différents procédés chimiques sur la couche picturale et font en sorte que les choses apparaissent ou disparaissent selon la lumière et la position du spectateur. Au centre du Palais, il peut faire une halte près d’une scène sur laquelle les instruments d’un groupe de rock ont été laissés et face à un micro qui attend que quelqu’un s’en saisisse. Avant d’emprunter une rue où se trouvent des œuvres de Mohamed Bourouissa ou d’Oscar Murillo et de descendre enfin, dans les tréfonds où résonne le bruit que David Hammons, dans sa vidéo, Phat Free, 1995-1999, fait en tapant sur un seau métallique dans les rues de Harlem et où Eliza Douglas montre ses toiles les plus gothiques.

Car c’est toute une famille d’artistes qu’a tenu à ressembler Anne Imhof dans cette exposition. Des artistes dont elle se sent proche et qui partagent son goût de la nuit, de la révolte, de l’alternatif ou de la différence (outre Tillmans et Alvin Baltrop, on pourrait citer Paul Thek, Mike Kelley ou Klara Liden), mais aussi des artistes plus inattendus dans le contexte comme Cy Twombly, Delacroix, Géricault, Piranèse ou même Picabia, qui par une œuvre dadaïste perdue, mais reproduite ici dans une revue, donne son titre, de manière ironique, à l’exposition. En fait, ce qui émeut et qui en fait le prix, c’est que sous ses dehors un peu trash, sous son côté berlinois parfois trop affirmé, se cache une quête de la beauté, de l’absolu, de l’équilibre, une nostalgie, sans doute la recherche de l’autre. Anne Imhof est une artiste radicale, à la démarche rageuse et furieusement contemporaine; comme Baudelaire, elle « pétrit de la boue pour en faire de l’or ». Pour autant, elle n’en est pas moins tendre et n’oublie ni son histoire ni ce qui l’a nourri.

Alors on peut regretter que des performances et des personnages de chair et de sang ne viennent animer cet univers mental (une pièce performative est toutefois prévue pour le deuxième quinzaine d’octobre). Il n’empêche que leur absence ne nuit pas à la cohérence ni à la lisibilité du propos. Même, elle le renforce : face à ces espaces vides, des fantômes apparaissent, sortis de notre imagination, mais engendrés par le monde à la fois violent et délicat qu’Anne Imhof a fait surgir devant nous.

-Anne Imhof, Natures mortes, jusqu’au 24 octobre au Palais de Tokyo (www.palaisdetokyo.fr)

Images : vue de l’exposition. Au premier plan, Anne ImhofF, Street (2021) Acier, verre Courtesy de l’artiste, Galerie Buchholz et Sprüth Magers. Au deuxième plan: Anne Imhoh, Sunset, 030 (2019) Huile sur toile; 292 × 164 cm Courtesy de l’artiste et Galerie Buchholz. Crédit photo: Aurélien Mole ; Eliza Douglas, Untitled 2020, Huile sur toile,, 209,5 x 162 cm, Unique © Photo Marc Domage, Courtesy l’artiste et Air de Paris, Romainville ; Cy Twombly, Bed Room Buena, Photographies; Collection particulière; © Fondazione Nicola Del Roscio ; Anne Imhof, Untitled (2021)Crayon sur papier; 26×36cm, Courtesy de l’artiste et Galerie Buchholz. Crédit photo: Aurélien Mole

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commentaires

2 Réponses pour Anne Imhof, si sombre, si romantique

Paul Hervé Parsy dit :

Nous n’avons pas dû vivre ni voir la même exposition. Là où vous parlez de « monde délicat », « quête de la beauté », de « tendresse » je n’ai ressenti qu’horreur et violence. Jamais je ne suis sorti d’une exposition avec une telle rage, à ne plus pouvoir parler, la gorge tellement serrée. Je me suis senti dans la peau de la bicyclette, vue dans une des vidéos montrées, qu’une artiste détruit à coup de gourdin, ou dans celle de la surface de béton caressée par la mer que la « muse » d’Anne Imhof flagelle si violemment. Désir d’humiliation – d’où ces poutres IPN qui contraignent le parcours risquant à tout moment de blesser, suscitant l’angoisse-, volonté de soumission – d’où ces plates-formes surélevées sur lesquelles des micros attendent sûrement les éructations de quelques malades d’ordre et de puissance -, cette exposition qui se voudrait dénonciatrice démontre en réalité une adhésion totale à ces marques de répression, de domination, de contrainte que le monde contemporain inflige à nombre d’individus qui n’ont sans aucun doute ni les moyens (économiques, culturels, sociaux) ni les soutiens ou réseaux (politiques, médiatiques) de madame Imhof. Mais ce qui m’a le plus choqué ce sont les alibis esthétiques retenus pour valider cette entreprise malsaine. Depuis Michel-Ange (cité dans un cartel) jusqu’à Hammons, Polke, Twombly etc…Comment osez-vous parlé de « famille », ce sont juste des faire-valoir choisis pour leur génie et leur talent. Mais pour ceux qui comme moi ont pu admirer le cycle Axial Age à Venise, le voir insérer dans une architecture d’IPN et de fenêtres de bureaux est juste insultant pour ce magicien de la peinture qu’a été Polke. Et comment ne pas s’insurger de voir le tableau de Twombly accroché en hauteur, comme une dépouille de chasse, mal éclairé, si ce n’est qu’y mesurer le mépris pour ce qui relève de l’élégance, du raffinement. Et ce « sublime » tableau de Joan Mitchell, accroché lui comme un confetti face aux chambres mortuaires lourdingues, toujours avec IPN et fenêtres trash, de madame Imhof. Leur a t-on demandé leur avis? Ben non, c’est pratique, ils sont morts. Je pourrais ainsi continuer, pour dire toute la rage qui a été la mienne devant un tel déballage de prétentions, d’arrogance, de vides qui se voudraient pleins. Mais voir mêler ces artistes, que j’aime passionnément – et d’autres que je n’ai pas cités – servir une cause aussi pathétique et prétentieuse me désole, sinon me révolte. Savoir que cela aurait coûté 1,5 m€ est consternant. Mais que le bon peuple se rassure, cette grandiloquence, cette boursouflure vont servir de décor pour le prochain défilé de mode de la maison Balenciaga, au style militaro-cadencé bien affirmé. Non, ce « sombre » n’a rien de « romantique », il annonce la catastrophe où l’art ne sera plus qu’une arme de dissuasion à vouloir penser le monde puisque l’horizon sera désormais invisible, recouvert de slogans ordonnateurs, empli d’arguments trompeurs, et saturé de communiqués impératifs, si bien transmis par une presse et autres prescripteurs dépendants. Courage, fuyons !!! Il est venu le temps de résister.

Patrick Scemama dit :

Il est clair que cette exposition suscite des réactions très contrastées. Je respecte votre opinion, même si je la partage pas. Et je comprends qu’on puisse être choqué par la manière dont les Twombly et Joan Mitchell sont accrochés. Mais c’est le principe de l’exposition qui consiste à montrer les œuvres, comme le bâtiment lui-même, sous des angles inattendus.

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