Art et artisanat
Pendant
longtemps, on a mis un point d’honneur à ne pas mélanger l’art et l’artisanat.
L’art, c’est qui était « désintéressé » selon l’expression kantienne,
ce qui était indispensable à l’existence humaine, mais inutile dans la vie de
tous les jours, tandis que l’artisanat était fonctionnel, pragmatique,
utilitaire, et par là-même populaire, pour ne pas dire vulgaire. Ce n’est pas que
depuis le début du XXe siècle, et en particulier le Bauhaus, que l’art et
l’artisanat se sont rapprochés, qu’on a vu que des objets du quotidien
pouvaient aussi avoir une valeur artistique, qu’il n’y avait pas deux sphères
irréconciliables, mais deux pratiques qui pouvaient s’épauler l’une l’autre.
Toutefois, certains préjugés ont la vie longue et il a fallu du temps pour admettre
que le tissage ou la broderie, par exemple (cf Une
rentrée sous le signe du Bauhaus – La République de l’Art
(larepubliquedelart.com)) étaient des disciplines artistiques a
part entière.
C’est aussi le cas de la céramique, que l’on commence à prendre en
considération depuis seulement quelques années. Pendant longtemps, elle fut
considérée comme réservée aux femmes ou aux amateurs ou appartenant à une autre
époque. Pourtant, il s’agit d’une des plus anciennes manifestations culturelles
de l’humanité, utilisée dès la Préhistoire pour la confection d’idoles,
d’architecture et de contenants culinaires. Elle tire son nom du terme grec keramos,
qui veut dire « fait d’argile » et qui rappelle son attachement à la
terre. Il désigne l’ensemble des objets fabriqués en terre ayant subi une
transformation physico-chimique irréversible. Car il existe de nombreuses
techniques de céramiques, qui, selon le type de terre choisi et la température
de cuisson (ou le mode de cuisson) vont de la terre crue, simplement séchée à
la température ambiante, à la porcelaine cuite jusqu’à 1400° C.
C’est tout l’intérêt de la très belle exposition
présentée actuellement au Musée d’art moderne de Paris, Les Flammes, L’Age
de la céramique, de commencer par cet aspect technique. Car on connait trop
peu les terres et modes de cuisson, les outils de cuisson, les décors et
effets, bref, tout ce qui permet de fabriquer de la céramique. Et avant toute
chose, l’exposition a donc un intérêt pédagogique, ce qui est important, car on
peut facilement se perdre dans toutes les pratiques et les termes utilisés et
que, dans la céramique, le résultat a souvent à voir avec le mode de
fabrication (et plus précisément avec ce qu’il laisse à l’aléatoire, puisqu’on
ne peut pas maîtriser entièrement ce qui se passe dans le four).
Puis, dans une deuxième section, elle aborde la question de l’usage. Il y a
d’abord le « fonctionnel », c’est-à-dire tout ce qui relève de la
vaisselle, des vases ou de l’architecture (avec entre autres des pièces de
porcelaine venues du Japon, où la distinction entre art et artisanat a toujours
été moins marquée), puis le « non fonctionnel », c’est-à-dire tout ce
qui s’apparente à la décoration ou à l’art à proprement parler (Gauguin, qui la
pratiqua beaucoup, inventa le terme de « céramique sculpture ») et
enfin le « rituel » c’est-à-dire tous les objets utilisés pour des cultes
et qui évoquent l’acte originel de la Création, comme dans les récits amérindiens
ou le mythe hébraïque du Golem.
Dans une troisième section enfin, il est question des
messages que la céramique est susceptible de véhiculer. Le premier étant sa
faculté à imiter les autres matières et donc de rivaliser avec des matériaux
plus précieux comme le bronze, le jade ou le marbre. Le deuxième sa manière de
faire l’apologie du difforme, car ses nombreux accidents de cuisson vont à
l’encontre des idéaux de sculpture classique, parfaite, propre et lisse. Le
troisième sa dimension politique, car certains artistes estiment que choisir la
céramique est le signe d’un engagement en termes de production raisonnée et
écologiquement responsable et qu’elle a souvent servie de support de diffusion
pour accompagner des révolutions sociales, raciales ou sexuelles.
Avec environ 350 pièces qui viennent de toutes les époques et de tous les
horizons, des objets préhistoriques aussi bien que des œuvres d’artistes
contemporains (Johan Creten, Cindy Sherman, Simone Fattal, Dewar&Gicquel,
Theaster Gates, Mai Thu Perret, entre autres), cette exposition, qui vient
s’ajouter à celles que le Musée a récemment consacré aux tapis et aux bijoux
d’artistes, est une mine que l’on ne cesse d’explorer et qui fera référence en
la matière.
La Fondation Hermès est, elle, depuis longtemps convaincue du bienfondé du rapprochement entre art et artisanat. C’est la raison pour laquelle elle envoie ses artistes en résidence dans des manufactures en lien avec le savoir-faire de la marque, comme des maroquineries ou des orfèvreries, où ils apprennent à travailler avec les artisans. Emmanuel Régent, dont il a souvent été question dans ces colonnes (cf, entre autres, L’art de la réserve – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)), a été invité à résider à la célèbre Cristallerie de Saint-Louis. Lui qui est fasciné par la présence de l’eau et par tout ce qui se rattache à la mer s’est inspiré du tableau de Caspar Friedrich, La Mer de glace, pour concevoir une sculpture en cristal. Il s’agit d’une incroyable pièce faite d’un très grand nombre de morceaux qui s’emboitent les uns dans les autres (mais où tout tient, malgré tout, en équilibre) et qui reprend en volumes le chaos des bris de glaces immortalisés par le peintre romantique allemand. Comme le bleu Saint-Louis est la couleur qui fait l’orgueil de la maison et qu’à la fois elle rappelle le bleu de Klein et celui de l’eau, il s’en est servi pour colorer la pointe de ces bris.
Cette pièce virtuose est au centre de l’exposition, Les Silences de Maeterlinck, qui lui est consacrée actuellement à la galerie Espace à vendre de Nice (dans un dispositif qui la protège, car elle est infiniment fragile, mais l’étouffe un peu aussi). Tout autour sont des œuvres qui peu ou prou ont un lien avec la mer : des grands dessins au feutre de naufrages, de ruines, des morceaux d’épaves de différentes couleurs qu’il a récupéré lui-même sous l’eau, en apnée, des couchers de soleils à l’aquarelle qu’il réalise, depuis son atelier de Villefranche-sur-Mer, et déchire ensuite dans un geste d’éternel recommencement (ici présentés dans une grande salle au milieu de laquelle trônent les débris du mât de Manitou, le célèbre voilier de John Fitzgerald Kennedy). Une pièce, toutefois, se distingue. Il s’agit d’un très beau et très grand dessin de tombe, en noir et blanc comme toujours, où l’ombre se dispute savamment à la lumière (c’est la partie verticale de la pierre tombale elle-même qui est en réserve), où l’on est face à un éblouissement. C’est la tombe d’Yves Klein à La Colle-sur-Loup, à quelques kilomètres de Nice, et peut-être est-ce la raison de l’émotion que l’on éprouve devant cette œuvre. Mais le titre ne le précise pas, ce pourrait être n’importe quelle tombe et, en ces temps de Toussaint, cela tombe à pic.
–Les Flammes, L’Age de la céramique, jusqu’au 6 février au Musée d’art moderne de Paris 11 avenue du Président Wilson 75116 Paris (www.mam.paris.fr)
-Emmanuel Régent, Les Silences de Maeterlinck, jusqu’au 4 décembre à la galerie Espace à vendre, 10 rue Assalit 06000 Nice (www.espace-avendre.com)
Images : André Metthey et Henri Matisse, Vase, vers 1907 Faïence stannifère peinte H. 24 cm x D. 20 cm Musée d’Art moderne de Paris Paris Musées, musée d’Art moderne, Dist. RMNGrand Palais / image ville de Paris © Succession Matisse 2021 ; Simone Fattal, Dionysos, 1999 Grès émaillé H. 80 cm x L. 31 cm x l. 10 cm Courtesy de l’artiste et de la Galerie Balice Hertling, Paris Photo : © Aurélien Mole ; Emmanuel Régent, Le naufrage de l’espérance inspiré de l’œuvre de Caspar David Friedrich, La mer de Glace, 1823-1824
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