
Brut, parce que né ailleurs
Tout dire sur l’art brut : telle est l’ambition que s’est fixé le superbe et conséquent volume qui vient de paraître aux Editions Citadelles & Mazenod, dans le cadre de la collection « L’Art et les grandes civilisations », sous la direction de Martine Lusardy, responsable de la Halle Saint-Pierre à Paris. Il faut dire qu’il n’est pas aisé de circonscrire cette forme d’art qui relève de sources, de pratiques et d’artistes bien différents.
L’art brut, au départ, c’est l’art des fous, celui que pratiquent les aliénés dans les hôpitaux psychiatriques et auquel médecins et écrivains commencent à s’intéresser dès le début du XIXe siècle. Avec le développement de la psychologie et la naissance de la psychanalyse, on accordera encore plus d’importance à cette forme d’expression qui pourra devenir un des éléments du traitement. Parmi les figures qui émergent de cette mouvance se distingue, en Suisse, Adolf Wölfli qui est resté enfermé pendant une grande partie de son existence et qui a non seulement beaucoup dessiné, mais aussi écrit 3000 pages (le livre que le Dr Walther Morgenthaler lui a consacré en 1921 a eu un fort retentissement auprès de l’intelligentsia germanique, en particulier Rilke, Lou Andréas-Salomé et Freud). Autre figure suisse qui laissa une trace importante : Aloïse Corbaz, qui dessina en cachette, sur des papiers d’emballage et de récupération et à qui un film fut consacré, jadis, avec Delphine Seyrig dans le rôle de l’artiste. En Allemagne, également dans les années 20, un livre du Dr Hans Prinzhorn, Bildnerei der Geisteskranken, paraît, qui recense la collection de dessins et de peinture de l’hôpital psychiatrique de Heidelberg. Ce livre impressionne beaucoup les artistes, dont Paul Klee et Max Ernst.
Mais l’art brut peut être aussi assimilé à l’art naïf, comme celui pratiqué par Séraphine de Senlis, qui était femme de ménage, ou par le Facteur Cheval, qui exerçait effectivement la profession de facteur et qui bâtît son fameux « palais » dans la Drôme, durant trente-trois ans. Ou à celui des médiumniques, ces adeptes du spiritisme, comme Victor Hugo à Guernesey ou Victorien Sardou, l’auteur de Madame Sans-Gêne, qui dessinait la résidence des grands esprits de l’au-delà sur la planète Jupiter. Les surréalistes furent bien sûr fascinés par la pratique de ces derniers, dans laquelle ils virent la préfiguration de l’écriture automatique et bon nombre, dont Dali, s’en inspirèrent pour créer leurs propres œuvres. Avec l’avènement du nazisme et la fameuse exposition consacrée à « l’art dégénéré » (« Entarte Kunst »), on juxtaposa les œuvres des artistes maudits (les cubistes, dadaïstes, futuristes, abstraits, etc.) avec celles des malades de l’hôpital psychiatrique de Heidelberg pour montrer à quel point elles étaient issues de tares et de maladies mentales.
Après la Guerre, la personne qui collectionna le plus intensément l’art brut et en devint le plus ardent défenseur fut Jean Dubuffet. Dubuffet s’intéressa à toutes les formes d’art brut, qu’elles soient celles des malades mentaux ou des marginaux, du moment qu’elles ne s’inscrivaient pas dans une tradition reconnaissable. Car pour lui, ce qui importait était l’aspect subversif de cette expression, la manière dont elle remettait en question l’art officiel. « Nous entendons par là, expliquait-il de manière un peu utopique, des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (…) de leur propre fond et non des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions ». Comportant près de cinq mille pièces, la collection de Dubuffet est en partie montrée une première fois au Musée des Arts décoratifs en 1967 et le ministre de la culture de l’époque propose un peu plus tard à l’artiste de l’intégrer au Centre Pompidou qui est sur le point d’ouvrir ses portes. Mais comme il se méfie des institutions muséales, Dubuffet refuse et il préfère accepter l’invitation de l’installer à Lausanne, dans un château du XVIIIe siècle, le château de Beaulieu, qui a été complètement rénové pour l’occasion. L’inauguration de la « Collection de l’art brut » a lieu en 1976 et, à ce jour, elle totalise plus de 20 000 œuvres, l’extension s’étant beaucoup faite du côté des cultures extra-européennes, alors que Dubuffet s’était plutôt concentré sur le Vieux Continent.
Ce sont tous ces aspects qu’évoque cet important volume, richement illustré, auquel ont contribué des historiens d’art, mais aussi des critiques, un psychologue, un psychiatre et un artiste. On y trouve aussi des portraits d’artistes qui sont devenus, depuis, de véritables stars du marché, comme l’américain Henry Darger qui réalisa de nombreuses aquarelles mettant en scène des enfants dans des scènes énigmatiques. Ou on y constate aussi à quel point des artistes contemporains comme Christian Boltanski, Annette Messager, Niki de Saint-Phalle, voir même Louise Bourgeois, ont pu se référer, parfois, aux travaux d’artistes « bruts ».Et avec toutes ses notes, ses index et sa bibliographie sélective, cet ouvrage est devenu la référence sur l’art brut qu’il sera sans doute difficile d’égaler pendant longtemps.
–L’Art brut, sous la direction de Martine Lusardy, 608 pages, relié en toile sous jaquette et coffret illustrés, 650 illustrations couleurs, Editions Citadelles & Mazenod, 205€
Image: couverture du livre avec un détail d’une oeuvre d’Aloîse Corbaz; Fleury-Joseph Crépin, Tableau N°5, 1939, huile sur toile, 49 X 30 Paris, collection Antoine de Galbert © collection Antoine de Galbert
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