de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Chef-d’oeuvre ou pas chef-d’oeuvre?

Chef-d’oeuvre ou pas chef-d’oeuvre?

En France, où le livre est plus souvent associé à la littérature, les éditions d’art ne font guère recette. Manque de public intéressé ou distribution trop restreinte, il faut se tourner vers les éditions anglaises, plus internationales, ou allemandes, davantage soutenues par les différentes structures -et maîtriser la langue de Shakespeare ou celle de Goethe-, pour satisfaire sa soif de connaissances en matière d’art ou de réflexions sur les artistes.

Il faut donc saluer lorsqu’un éditeur de notre pays a le courage de se lancer dans cette aventure. C’est le cas de L’Atelier contemporain, une maison d’édition installée à Strasbourg et qui est dirigée par François-Marie Deyrolle. Cette petite entreprise existe déjà depuis quelques années, elle publie de jolis livres mis en page avec soin et élégance et possède un catalogue déjà conséquent. Dans la catégorie « Ecrits d’artistes », par exemple, on trouve de passionnants  textes de Bonnard, de Bacon ou de Käthe Kollwitz, mais aussi d’artistes contemporains comme Monique Frydman ou Jérémy Liron. Dans la catégorie « & », ce sont les correspondances entre des artistes et des critiques ou des galeristes qui sont publiées (Dubuffet et Valère Novarina ou Joan Miró et Pierre Matisse, le fils d’Henri, par exemple). Dans la catégorie « Ecrits sur l’art », c’est la fenêtre dans la peinture et la littérature qui est vue par Pascal Dethurens (L’œil du Monde) ou la genèse du dessin qui est envisagée à partir de la Préhistoire par Renaud Ego (Le Geste du regard). Des « monographies », enfin, sont consacrées à Jean Claus ou à Nathalie Savey.  Globalement, une ligne éditoriale qui n’est pas à la pointe de l’avant-garde, mais qui privilégie des démarches sérieuses, intelligentes, cultivées.

Parmi les derniers titres, on trouve Le Chef-d’œuvre inutile, un livre coécrit par Camille Saint-Jacques et Eric Suchère, qui est publié dans la collection « Beautés », une collection que les deux auteurs animent depuis longtemps, mais qui est publiée pour la première fois par L’Atelier contemporain. L’idée est de s’interroger à tour de rôle sur la notion de chef-d’œuvre, une notion sur laquelle se sont beaucoup penchés les commissaires d’exposition ces derniers temps (que l’on songe par exemple à l’exposition Chefs-d’œuvre ? qui avait inauguré le Centre Pompidou Metz) et qui a tout à fait sa place dans la réflexion sur l’art aujourd’hui. Que représente en effet actuellement, c’est-à-dire à une époque qui se veut plus démocratique, moins hiérarchisée et plus ouverte à tous, un chef-d’œuvre, c’est-à-dire une œuvre qui relève d’un ordre vertical et qui impose une somme, un arrêt, une concentration ? Y-at-il une place pour une œuvre qu’on ne peut regarder rapidement, en passant, mais à laquelle on doit consacrer un temps et une attention que notre époque actuelle nous refuse de plus en plus ? Au fond, ce n’est plus tellement la question du chef-d’œuvre qui devient importante, mais la manière dont on se situe face à l’art et au monde d’aujourd’hui.

Camille Saint-Jacques et Eric Suchère y répondent différemment. Tous deux partent du constat que la notion de chef-d’œuvre n’a plus beaucoup cours aujourd’hui et le déplorent, mais pour des raisons et avec des arguments qui ne sont pas les mêmes. Camille Saint-Jacques, qui est lui-même peintre (représenté par la galerie Bernard Jordan) et qui a d’ailleurs publié récemment une sorte de journal de travail chez ce même éditeur (Talus et Fossés, sorti en octobre dernier), aborde d’abord la question par celle du marché. Lui, qui a choisi de peu montrer et de se placer délibérément en dehors des diktats de celui-ci, considère que le mot « chef-d’œuvre » n’est plus utilisé aujourd’hui que pour désigner des pièces chères, médiatiques et tape à l’œil (« Aujourd’hui, « chef-d’œuvre » veut dire « qui ramène beaucoup de monde » ou bien « qui coûte super cher » ou plus simplement : « super »… !, écrit-il). Cet argument me semble peu pertinent et guidé par une certaine amertume. Récemment, par exemple, on a beaucoup parlé de la fameuse « banane » de Maurizio Cattelan, qui a été vendue 120 000$ à la Foire de Miami. Mais a-t-on parlé de chef-d’œuvre pour autant ? Est-on passé d’un registre spéculatif à un registre qualitatif ? A plusieurs reprises, son texte, qui fait toutefois appel à des types d’arguments plus solides, frise la nostalgie un poil réactionnaire et on y est presque complètement lorsqu’il écrit, en guise de conclusion : « L’ordre classique occidental, universaliste, homogène, vertical, dominé par la quête du chef-d’œuvre, a été remplacé par une hétérogénéité multiculturelle mondiale qui nous invite à un repli frileux sur soi ou bien à l’ouverture ». Mais heureusement, il poursuit en écrivant : «Le choix de l’ouverture s’impose. Il ne suffit plus d’avoir faim de ce que l’on connaît, encore faut-il avoir faim de la faim des autres, d’aspirer à un soi ouvert au divers ». Cette affirmation nous rassure, mais ne parvient pas complètement à dissiper un certain nombre d’ambiguïtés qui règnent dans le texte.

Plus convaincantes nous semblent les hypothèses avancées par Eric Suchère, qui lui aussi constate la disparition de chefs-d’œuvre, sans non plus tenir un discours passéiste pour autant. Parmi elles, par exemple, le fait que la fin du chef-d’œuvre est liée à l’idée de modernité  ou  qu’elle vient des ready-made de Duchamp. Mais dans le lot, il en est une qui nous semble particulièrement juste et éloquente : le débat entre John Cage et Pierre Boulez. Les deux compositeurs, on le sait, étaient amis et ils ont échangé une longue correspondance. Mais ils se sont opposés sur un point : la notion de hasard ou d’aléatoire dans la composition musicale. Cage, qui collaborait avec Merce Cunningham et Robert Rauschenberg, pensait que tout était équivalent, que la liberté devait être totale et que n’importe quel événement pouvait intervenir sans que le compositeur décide de celui-ci à l’avance. Boulez, au contraire, voulait que l’exécutant soit libre de choisir, mais au milieu d’un ensemble de possibilités déjà envisagées par le compositeur. De fait, ils se positionnaient à deux angles radicalement différents. Or, d’après Eric Suchère, Cage a triomphé et Boulez a perdu. Parce que l’attitude de Cage est beaucoup plus en phase avec notre monde actuel, parce que « la sensation se substitue au sens, la jouissance individuelle l’emporte définitivement. » Au contraire, l’œuvre de Boulez, qui reste fascinée par la question de la somme et donc du chef-d’œuvre, « est en quelque sorte anachronique dans son projet, ne prenant pas en compte, contrairement à Cage, les bouleversements sociaux, économiques, politiques, culturels et artistiques –qui sont tous liés les uns aux autres- advenus en 1945, date à laquelle Boulez commence son œuvre à 20 ans avec les Douze notations pour piano ».

Ce jugement est surement contestable et mériterait d’être discuté, mais il illustre bien, au fond, les différentes attitudes que l’on peut adopter face à l’art actuel et qui, en interrogeant la notion de chef-d’œuvre, constituent le débat de fond de ce livre auquel on ne peut rester indifférent.

-Camille Saint-Jacques/Eric Suchère, Le Chef-d’œuvre inutile, L’Atelier contemporain (en coédition avec le Frac Auvergne), 136 pages, 20€

Image: Marcel Duchamp (1887-1968) L.H.O.O.Q. La Joconde, Paris, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle. Photo (C) Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Georges Meguerditchian © Association Marcel Duchamp / ADAGP, Paris 2018.

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