Christian Dior / Christian Bérard, destins croisés
Il ne reste que deux jours avant le réveillon de Noël et si vous cherchez encore quelque chose à mettre sous le sapin, je ne saurais trop vous recommander le beau et richement illustré livre que Laurence Benaïm vient de consacrer à Christian Dior et Christian Bérard, sous le titre La Mélancolie joyeuse. Laurence Benaïm, qui a collaboré entre autres à Vogue, Stiletto et au Figaro, est une journaliste spécialisée dans la mode et la culture, qui a écrit des biographies d’Yves Saint-Laurent, de Marie-Laure de Noailles et de Jean-Michel Frank. Elle connait donc bien les liens qui peuvent exister entre le monde de l’art et celui de la mode et c’est tout naturellement qu’elle a choisi d’écrire sur ces deux artistes qui s’étaient rencontrés à la fin des années vingt, qui avaient de nombreux goûts en commun et qui étaient devenus très proches, même si leurs caractères et leurs modes de vie étaient radicalement différents. Mais plus qu’une biographie, c’est davantage une promenade, une variation autour de deux tempéraments secrets, rongés par le doute et l’angoisse, mais extraordinairement créatifs, qu’elle propose.
Grand bourgeois catholique et provincial, le très sérieux Christian Dior a apparemment peu à voir avec le parisien Christian Bérard, proche de Cocteau, qui dessine comme il respire et à l’allure de clochard toujours sale et dépenaillé. Mais il est fasciné par les toiles fantomatiques de ce dernier, qui a été très marqué par un voyage en Italie et la découverte des maîtres du Quattrocento et qui entend retrouver la figure humaine sacrifiée par le cubisme. A tel point que lorsqu’il décide d’ouvrir une galerie d’art, rue de la Boétie, avec son compagnon de l’époque, Jacques Bonjean, il l’expose, comme ce groupe de peintres que l’on a surnommé les « Néo-Romantiques » et à qui le musée Marmottan-Monet a consacré une exposition cette année (cf Les Néo-Romantiques: un mouvement à redécouvrir? – La République de l’Art (larepubliquedelart.com). A l’époque, Christian Dior est loin de penser à la couture et ce n’est que plus tard, alors que sa famille a connu d’importants revers financiers et qu’il est dans le besoin, qu’il va se mettre à dessiner des modèles de robes et qu’il va les proposer à des journaux qui accepteront de les publier.
A l’inverse, Bérard, qui a toujours eu un rapport à la peinture compliqué et qui n’aimait pas montrer ses toiles, va consacrer de plus en plus de temps à la réalisation de décors et de costumes (pour Cocteau et Jouvet, entre autres) et à l’illustration pour des journaux de mode. Au point de se perdre diront certains et de devenir un artiste mondain. Le destin des deux hommes va donc s’entrelacer, Dior restera toujours un admirateur et un collectionneur de Bérard et lorsqu’il ouvrira enfin sa maison de couture, en 1947, celui-ci sera toujours présent, supervisant les travaux, dessinant les mannequins ou les faisant poser devant ses toiles. D’ailleurs le jour de sa mort, avant de se rendre au Théâtre Marigny où il travaille à un spectacle avec Madelaine Renaud et Jean-Louis Barrault, il passe d’abord avenue Montaigne, où se trouve la boutique de son vieil ami, pour le saluer.
C’est cette amitié fondée sur le même désir pour les garçons (mais toujours soigneusement dissimulé pour Dior), le même idéal de l’art et du beau, mais aussi les mêmes peurs et les mêmes superstitions (le couturier ne faisait rien sans consulter sa voyante) qu’explore Laurence Benaïm. « Alors que leurs goûts s’opposent, par quel mystère Dior est-il attiré par Bérard ? s’interroge-t-elle. Terrien funambule, Christian Dior est séduit par ces regards qui le plongent à l’intérieur de lui-même. Des toiles de Bérard lui parvient sans doute la voix de son frère, qu’il n’a jamais voulu entendre. La voix de ce Raymond Dior, l’ainé jaloux devenu survivant délabré : « On a fait de nous de jeunes vieillards. » Et plus loin : « Pudique et réservé, Dior est sans doute étonné par les écarts spectaculaires de Bérard. Le personnage est aussi joyeux que ses œuvres sont mélancoliques. Avec son visage barbouillé qui évoque un masque, ce peintre est à lui tout seul un carnaval. »
Car sous ce brio, cette exubérance, ces excès (l’addition, par exemple, de Bérard pour la drogue et l’alcool) se cachent des blessures, que les guerres ont mises à nu et qui laissent des traces indélébiles. D’où cette « mélancolie joyeuse » évoquée par le titre. Laurence Benaïm évoque ces tourments, qui sont aussi ceux de toute cette génération perdue (on voit passer toutes les personnalités de l’époque au fil de ces pages), avec infiniment de culture et un style très lyrique. On pense au ton un peu sophistiqué qu’employait jadis Frédéric Mitterand pour son émission sur le cinéma « Etoiles et toiles ». D’ailleurs, si on avait un reproche à lui faire, ce serait d’utiliser trop de citations sans citer directement leurs auteurs (il faut se reporter aux notes, à la fin du livre, pour le faire). Au point qu’on ne sait plus parfois qui parle ou à qui appartient tel jugement. Mais ce n’est qu’un détail dans le plaisir qu’on prend à la lecture ce récit élégant, luxueux et toujours sensible, qui est aussi un merveilleux livre d’images.
-Laurence Benaïm, Christian Dior, Christian Bérard, La Mélancolie joyeuse, Editions Gallimard, 308 pages, 150 illustrations, 32 €
Images : Christian Dior, Projet de costume pour le théâtre, vers 1945. Gouache, Paris. Dior Héritage ; Christian Bérard, Triptyque pour la boutique de Jean-Michel Frank, non daté Au centre du triptyque : vase en plâtre de Giacometti et lampe de Frank Collection Jacques Grange
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