de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Galerie Bugada-Cargnel

Galerie Bugada-Cargnel

Ils sont ensemble dans le travail comme dans la vie et l’appartement qu’ils occupent, avec leurs enfants, est situé à l’intérieur même de la superbe galerie qu’ils dirigent, un ancien garage sous verrière, sur les hauteurs du XIXe arrondissement, à deux pas des Buttes-Chaumont. Chez Claudia Cargnel et Frédéric Bugada, tout se mélange, le public avec le privé, la vie familiale avec l’activité professionnelle, les relations de couple avec les relations d’affaires. Mais cette intense proximité n’a pas l’air de gêner les deux galeristes, qui y voient au contraire un avantage supplémentaire : « Quand on travaille avec la personne avec laquelle on vit, disent-ils en riant, on est d’abord en pleine confiance, parce que comme tout arrive sur un compte commun, on a du mal à imaginer que l’un puisse chercher à gruger l’autre. Et, puis, plus sérieusement, les décisions se prennent plus rapidement, la complicité est plus grande. Nous avons parfois des divergences, mais comme nos tempéraments et nos champs de connaissances ne sont pas exactement les mêmes, nous nous complétons et finissons toujours par trouver un compromis. Et le fait qu’il n’y ait pas de séparation entre notre lieu de travail et notre lieu de vie ne nous contrarie pas : quand on est galeriste, on l’est du soir au matin et il n’y a plus beaucoup de distinctions entre ce que nous vivons dans notre appartement, qui est situé à l’étage, et notre galerie, qui est en bas. »

Galeriste, Claudia Cargnel l’est devenue un peu par hasard ou, du moins, par un concours de circonstances assez inhabituel : « Lorsque je faisais mes études en Italie (puisque je suis d’origine italienne), je consultais tous les deux mois un médecin à Genève, Luigi Polla, et, un jour, il a changé les tableaux qu’il avait accrochés dans son cabinet par des œuvres plus contemporaines que je connaissais. Cela m’a surpris et nous nous sommes mis à en parler. Il a vu que j’aimais et que je connaissais bien l’art, même si je ne me destinais pas à une carrière artistique. Et comme il possédait aussi une galerie à Genève, la galerie Analix Forever, qui est toujours en activité, il m’a proposé de la diriger. Dans un premier temps, j’ai hésité, parce que je me sentais trop jeune et que je ne parlais pas français. Mais il a attendu la fin de mes études et dès que j’ai été en possession de mon diplôme, il est revenu vers moi. »

cc + fb_portrait_10Pendant quelque temps, donc, Claudia apprend notre langue et dirige la galerie genevoise où elle réunit  progressivement un panel d’artistes contemporains de premier choix, parmi lesquels Vanessa Beecroft, Tom Friedman ou Mat Collishaw qu’elle représente encore aujourd’hui. Et c’est là qu’elle fait la connaissance de Frédéric Bugada, qui a fait des études d’ingénierie culturelle et qui, après des stages à New York,  a pour projet d’ouvrir une galerie à Paris avec un dirigeant d’entreprise désireux de faire un placement immobilier et d’élargir son horizon culturel (« Il était fasciné par le mode de vie lié au monde de l’art », précise-il). Frédéric séduit Claudia, l’arrache du Lac Léman où elle commençait juste à trouver ses marques et à apprendre le métier (« J’ai commencé le métier à une époque où le marché était au plus bas, ça a été une très bonne école. ») et la convainc de venir les rejoindre à Paris, en 2002, dans cette aventure à trois.

Mais pour une première galerie – baptisée « Cosmic », une interjection qui veut juste dire « super », « génial » en anglais -, les trois compères frappent fort et investissent un superbe hôtel particulier de la rue de Turenne, à une époque où cette partie du Marais n’a pas encore les faveurs des galeries (c’est l’espace de l’actuelle galerie Perrotin). Et leurs vernissages, accessibles au plus grand nombre, donnent lieu à des fêtes grandioses où le bar est ouvert et où les DJ font résonner les moulures XVIIIe de leurs rythmes technos. Mais du coup,  ils sont aussi regardés avec suspicion par leurs confrères qui ne comprennent pas ben ce que viennent faire ces trublions dans le milieu encore policé des galeries. Et surtout, la compréhension de leur projet souffre de malentendus : « Notre ambition, explique Claudia, était d’offrir aux jeunes artistes les mêmes conditions de production et de présentation qu’aux artistes déjà reconnus, c’est-à-dire de mettre ce lieu magnifique à leur service. Mais nous avions mésestimé le fait que, dans un écrin très bourgeois, la lecture d’une exposition est difficile, surtout si elle aborde des thèmes sociaux ou politiques ». « Oui, continue Frédéric, il y a eu un certain nombre d’idées préconçues à notre encontre, car les gens ne nous connaissaient pas. Ils n’ont vu que l’aspect fun de nos vernissages, au détriment du sérieux de notre démarche. Et peut-être étions-nous un peu en avance sur notre temps : nous inaugurions une forme d’art liée au « lifestyle » qui est tout à fait acceptée et célébrée aujourd’hui (avec même tous les excès auxquels cela peut conduire, comme on vient de le voir à la dernière foire de Miami), mais qui semblait iconoclaste à l’époque ».

Au bout de deux ans, donc, l’expérience tourne court, Claudia et Frédéric se séparent de leur associé et quittent la rue de Turenne pour cet ancien garage des Buttes-Chaumont où ils sont encore aujourd’hui : « Nous aurions pu rester dans le Marais, tiennent-ils à préciser, mais nous voulions changer de lieu. Cela correspondait surtout à un projet familial. Nous attendions notre premier enfant et nous avions besoin, de toutes façons, de déménager. Pour nous, avoir un enfant voulait dire trouver une maison et, quitte à trouver une maison, autant en trouver une suffisamment grande pour qu’on y installe aussi la galerie. C’est ainsi que nous sommes arrivés dans ce quartier que nous aimions, dans lequel nous avons senti un potentiel et où, à part la galerie Jocelyn Wolff, il n’y avait pas d’autres galeries à l’époque. Mais il y avait aussi la volonté de faire une césure, de remettre les choses à plat et de changer un peu notre image ».

Il faut un an de travaux pour que la nouvelle galerie qui s’appelle encore « Cosmic » (elle ne deviendra « Bugada-Cargnel » qu’un peu plus tard) puisse ouvrir et présenter ses premières expositions. Des expositions d’artistes qui étaient déjà présents rue de Turenne (« il n’était pas non plus question pour nous de renier ce que nous avions fait là-bas »), mais qui en font aussi intervenir d’autres, sans qu’une ligne esthétique ne soit délibérément établie (« Nous voulons surtout travailler avec des artistes dont nous aimerions avoir des œuvres chez nous et avec qui, humainement, nous sentons qu’il est possible d’avancer. Nous aimons les gens qui ont des personnalités hors du commun et qui s’engagent totalement, ceux qui ont quelque chose de conceptuellement fort, mais qui ne le cèdent en rien à la forme. »). On y voit donc le travail de Piero Golia ou de Pierre Bismuth, les artistes « historiques » de la galerie, mais aussi celui d’Annika Larsson, de Marc Bijl ou d’Iris Van Dongen. En 2007, toutefois, une exposition fait particulièrement parler d’elle : il s’agit de la première exposition de Cyprien Gaillard, ce surdoué un peu provocateur, qui obtiendra le Prix Duchamp trois ans plus tard et qui est un des rares jeunes artistes français aujourd’hui à faire une grande carrière internationale (outre la galerie Bugada-Cargnel, il est représenté depuis par les prestigieuses galeries Gladstone et Sprüth Magers). Mais d’autres plasticiens comme Wilfrid Almendra, Etienne Chambaud ou Nick Devereux suivent, qui occupent désormais une place enviable sur la scène artistique française. Et depuis 2011, pour preuve de sa diversité, la galerie Bugada-Cargnel représente un vétéran, Julio Le Parc, qui fut un des fondateurs, dans les années 60, du Groupe de Recherche d’Art Visuel (le G.R.A.V.), ce mouvement basé sur l’espace et la lumière qui influence encore tant d’artistes aujourd’hui, et dont on avait un peu perdu la trace depuis (il a eu entre-temps les honneurs du Palais de Tokyo.)

charrière_on the sidewalk_fiac 2014 hors les murs_marc domage 2Mais une des spécificités de la galerie est sans doute de ne jamais se reposer sur ses lauriers, d’être une tête chercheuse, de montrer sans cesse des travaux représentatifs des dernières tendances artistiques. Ainsi, ces derniers temps, un certain nombre d’expositions collectives ont présenté des artistes américains, en partie des peintres abstraits, dont certains, comme Ryan Estep, ont intégré la galerie et sont devenus des stars des enchères depuis. Ainsi, de jeunes pousses tout justes sortis de l’école, ou presque, y ont-ils faits leurs premiers pas, comme récemment Adrien Missika, Julian Charrière ou Claire Tabouret, qui fait déjà partie de la collection Pinault et qui présente sa première exposition personnelle à la galerie en ce moment : « Une galerie qui ne se renouvelle pas est une galerie qui meurt, explique Frédéric Bugada. Et puis les temps ont changé, il faut aller plus vite, il ne faut pas laisser passer les artistes. Avant, il y avait moins de collectionneurs, moins de lieux d’expositions, moins de relais médiatiques et on pouvait tourner autour d’un artiste pendant deux ans avant de lui proposer une collaboration. Aujourd’hui, il faut être plus réactif et coller aux artistes qui arrivent et qui proposent de nouvelles choses. Ce n’est pas une course au jeunisme – et il ne s’agit pas non plus de négliger nos artistes plus anciens -, mais il y a tellement de choses qui se passent actuellement dans le milieu de l’art qu’il faudrait être fou pour les négliger ! »

Alors, nos galeristes souffrent-ils, comme bon nombre de leurs confrères, de l’importance prise par les foires, au détriment des expositions en galerie ? « Ca a pu être le cas, mais dernièrement, certains de nos artistes se sont mieux vendus en galerie (des expositions ont même été pré-vendues !) que dans les foires. » Et ont-ils vu un changement dans le mode de fonctionnement traditionnel ? « Depuis deux ans et demi, il y a eu une accélération incroyable des choses, en partie due au rôle joué par les réseaux sociaux. Comme l’art contemporain est aussi un marqueur social aujourd’hui, les collectionneurs qui achètent une œuvre la montrent sur leur site ou leur page Facebook. Et les autres collectionneurs, qui ont accès à ces pages, les envient et veulent la même ou une autre très proche. On assiste à une compétition féroce, qui est favorisée par cette communication immédiate. Mais notre tâche est aussi de rester vigilant et de ne pas vendre à n’importe qui, pour éviter la spéculation. » Envisagent-ils, enfin, eux aussi d’ouvrir un espace dans un autre pays ou même d’agrandir encore leur espace parisien ? « Pour le moment rien n’est prévu, nous sommes très attachés à ce quartier qui a bien changé depuis que nous sommes arrivés et dans lequel il y a maintenant une vraie dynamique. »

Alors, que peut-on souhaiter de plus à ce couple glamour qui a l’air d’avoir trouvé le bonheur dans ce projet à la fois familial et professionnel ? « Que ça dure, s’exclame Frédéric, en croisant les doigts ». « Et que les artistes continuent à nous faire confiance, surenchérit Claudia. Nous leur servons à la fois à la fois d’interlocuteur, de producteur, d’agent, d’attaché de presse, de conseiller juridique, voire même sentimental, mais eux nous le rendent bien. Qu’y a-t-il de plus beau et qui justifie plus le métier que nous faisons que de voir les gens émus, touchés ou simplement intéressés par une exposition ? »

-Galerie Bugada-Cargnel, 7-9, rue de l’Equerre, 75019 Paris (www.bugadacargnel.com). Jusqu’au 7 février, la galerie présente  l’exposition de Claire Tabouret, Les Débutantes.

Images : vue la galerie avec l’actuelle exposition de Claire Tabouret  (photo Martin Argyroglo) ; Claudia Cargnel et Frédéric Bugada ;  vue d’une œuvre de Julian Charrière, un des artistes de la galerie, On the Sidewalk I Have Forgotten the Dinausaria, 2014, carottages, acier, installation au Muséum national d’histoire naturelle, Paris (photo Marc Dommage).

 

 

 

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