Galerie Christophe Gaillard
De tous les galeristes parisiens, c’est sans doute un des plus atypiques : Christophe Gaillard vient de la musique et du spectacle vivant et il n’a découvert les arts plastiques que tardivement. Mais c’est peut-être pour cela qu’il fait son travail avec encore plus de passion, peut-être grâce à ces détours qu’il défend des artistes qui ne sont pas forcément ceux qu’on voit le plus souvent en galerie. Il raconte :
« Je suis arrivé à Paris à l’âge de dix-huit ans pour étudier parallèlement les lettres modernes et la musicologie à la Sorbonne. A la fin de mes études, il a fallu que je trouve un petit boulot et j’ai été engagé comme standardiste au Théâtre du Châtelet. Patrice Chéreau y reprenait Wozzeck de Berg à la même époque et il cherchait un stagiaire à la mise en scène et à la régie. J’ai donc laissé tomber mon boulot de standardiste pour me lancer dans cette extraordinaire aventure et, lorsqu’elle a été terminée, le directeur de scène, Félix Lefèvre, n’a pas voulu me laisser tomber et il m’a proposé le poste –à vrai dire pas très exaltant – de garçon d’orchestre. Pendant plus d’un, j’ai donc poussé des charriots et installé des chaises pour les différents concerts et, à l’occasion d’une production de King Arthur de Purcell, je me suis lié d’amitié avec certains membres des Arts Florissants, l’orchestre qui, pour l’occasion, était dans la fosse. Lorsqu’eux-mêmes ont cherché un régisseur général, ils ont pensé à moi et c’est ainsi que j’ai véritablement commencé ma vie professionnelle avec cette formation qui m’a fait découvrir une musique, le baroque, que j’adore et que j’écoute toujours, et qui m’a permis de voyager à travers le monde.
C’est à l’occasion d’un de ces voyages, en 1995, alors que je n’ai pas encore trente an, que je me rends pour la première fois dans un musée, au Kunsthistorisches Museum de Vienne, en compagnie de deux amis, un altiste et un flûtiste, des Arts Flo. Et là, c’est l’éblouissement. Je n’ai aucune connaissance en arts plastiques, je n’ai pas l’habitude de fréquenter les expositions, mais je suis fasciné par ce que je vois. Du coup, je commence à m’intéresser à l’art (d’abord l’art ancien) et je lis un livre qui va considérablement influencer ma manière de voir les choses : la grande biographie de Louis XIV par François Bluche. Et je me plonge dans le XVIIe siècle, le jansénisme, etc. J’ai aussi cette chance de cotoyer ces musiciens baroques qui ont une grande culture, qui ne s’intéressent pas seulement à la technique de leur instrument, mais aussi aux conditions dans lesquelles sont nées les œuvres, le contexte, etc. Et c’est un des chanteurs qui travaillent régulièrement avec eux, Nicolas Rivenq, à l’occasion de la célèbre production d’Atys de Lully à l’Opéra-Comique, qui me propose d’aller avec lui à la salle Drouot. Là, nouveau choc, je découvre une véritable caverne d’Ali baba.
Je me mets alors à fréquenter Drouot et, de fil en aiguille, sans que je sache exactement comment, j’achète un jour, pour 300 francs, une gravure de Fautrier. C’est mon premier achat et cela va devenir le début de ma collection. Curieusement, je m’intéresse très vite à l’art contemporain. J’ai acheté le livre de Catherine Millet, L’Art contemporain en France, et il tient lieu pour moi de référence. Je rachète aussi tous les catalogues de vente de Sotheby’s, Christie’s, etc., et je me rends compte que je mémorise tout. Je me mets alors à fréquenter les expositions, à me documenter et, peu à peu, le virus du collectionneur est pris. Après la gravure de Fautrier, j’achète une somptueuse estampe de Tapiès (un mois de salaire !) et bientôt, en fonction de l’évolution de mes goûts, je commence à revendre pour acheter d’autres choses, bref, à entrer dans le mécanisme du collectionneur. Mais tout cela avec des moyens très limités et il m’arrive de payer en cinq ou dix fois les œuvres que j’achète (des facilités de paiement que j’octroie aujourd’hui à mes propres collectionneurs). A ce rythme, l’appartement que j’occupe avec Nathalie, mon épouse, rue de Lancry, dans le Xe arrondissement, est très vite envahi et certaines œuvres, comme un triptyque de Degottex de trois fois 1,30 x 1,60 m, encombre l’entrée sans que l’on puisse, bien sûr, le mettre aux murs.
Pendant quelques années, je continue à fréquenter Drouot – et à agrandir la collection -, tout en gardant mon activité professionnelle intermittente et, un, jour, on me propose un bail précaire pour une galerie rue de Thorigny, près du Musée Picasso. J’hésite d’abord beaucoup, mais Nathalie me dit que c’est peut-être le moyen de libérer un peu de place dans l’appartement et je finis par accepter. Ce n’est pas un geste fort, car je ne quitte pas véritablement un emploi pour me lancer dans l’aventure, mais c’est tout de même un sacré pari, parce que je n’ai aucune idée de ce que je vais faire dans cette galerie, je ne connais aucun collectionneur, je n’ai aucun réseau et je ne sais pas vraiment comment ça marche. Dans un premier temps, je fais une exposition qui est un peu copiée sur une exposition qui a eu lieu au Musée d’Art Moderne et que j’appelle « Ce qui naît du sol et de l’informe » et pour laquelle je réunis des œuvres, entre autres de Dubuffet et de Brassaï. C’est du second marché, mais il y a quand même la volonté de faire une exposition thématique, qui a une structure. Et par la suite, je fais d’autres expositions dont une, qui me vaut encore d’avoir des appels aujourd’hui, de Kazuo Shiraga, ce peintre japonais que j’aime beaucoup et dont je suis parvenu à réunir une dizaine de tableaux (aujourd’hui, ses tableaux sont dans les plus grandes collections, mais à l’époque, je n’ai rien vendu). Mais au bout de deux ans, je réalise que le seul fait d’accrocher des tableaux aux murs ne me suffit pas et qu’il me faut passer à autre chose.
Je décide alors d’aller rencontrer les artistes vivants et je vais dans des salons ou des ateliers pour découvrir leur travail. Un jour, à New York, je tombe sur le travail de Chiharu Shiota (encore une artiste japonaise, qui a représenté son pays lors de la dernière Biennale de Venise), qui me plait beaucoup et qui n’a jamais été montré en France. Je convainc l’artiste de venir dans ma galerie et nous faisons trois expositions ensemble. C’est ce qui lui permet d’exposer plus tard à la Maison Rouge et qui me met en contact, moi, avec Antoine de Galbert, le directeur de cette fondation. Et c’est aussi comme cela que la galerie prend peu à peu sa nouvelle identité. Je représente un artiste vivant, puis, un autre, puis un troisième et petit à petit, le second marché n’est plus prioritaire, même si, en tant que collectionneur, je ne m’interdis de présenter des œuvres que je possède dans des expositions de groupe ou dans mon bureau.
En choisissant mes artistes, je n’ai pas obéi à une ligne quelconque. Ce n’est qu’a posteriori que je me suis rendu compte qu’en écrivant sur mes expositions, certains vocables revenaient régulièrement. Si je devais définir les critères qui guident mes choix, je parlerais de questions d’histoire, d’identité, de strates ou de mise en abyme. Mais encore une fois, rien n’est pensé à l’avance et c’est ensuite que je constate qu’une ligne se dégage. Sur le plan formel, en revanche, j’ai toujours été attiré par des œuvres qui parlent d’elles-mêmes, qui n’ont pas besoin de commentaires pour être comprises. Je suis souvent déçu de lire de très beaux textes, mais de voir que la réalisation n’est pas à la hauteur. Je ne dis pas pour autant que la philosophie ou la sociologie n’ont pas leur place dans l’art contemporain – au contraire, elles l’ont – mais il faut qu’elles se traduisent par une forme qui a sa propre force. Comme j’étais autodidacte en matière d’art, j’ai aussi d’abord privilégié les supports plus traditionnels comme la peinture, la sculpture, voire la photo. Les installations ne faisaient pas vraiment partie de l’univers dans lequel j’évoluais et j’ai mis quelques années avant de venir à la vidéo.
Je suis resté huit ans rue de Thorigny et j’ai vu la galerie se transformer progressivement. Comme je n’avais pas de modèle, j’ai tout fait intuitivement et j’ai vite compris que l’essentiel était dans la relation de confiance qui pouvait s’établir, sur un long terme, entre les collectionneurs et moi. Les gens, souvent de province, venaient s’asseoir dans mon petit bureau et nous restions des heures à échanger ou à boire un verre. Nous étions très serrés et lorsqu’une personne voulait aller aux toilettes, il fallait que tout le monde se lève pour lui laisser la place. Nous parlions d’art, bien sûr, et de l’exposition en cours, mais pas seulement, nos conversations débordaient facilement sur des sujets annexes. Dans le milieu des galeristes, en revanche, j’étais un peu considéré comme un OVNI. Comme j’avais un parcours atypique, certains me regardaient avec méfiance, mais j’ai vite bien pu m’entendre avec d’autres et, du coup, je n’ai pas eu le sentiment d’être mis à l’écart.
Pendant les huit ans passés-là, les choses ont commencé à bouger pour nous, nous avons commencé à faire certains salons et à trouver véritablement notre place. Mais comme je suis aussi soucieux des questions de développement, j’en suis arrivé à cette conclusion que pour les galeries de notre dimension, qui se situent entre les grandes machines avec beaucoup de frais et les têtes chercheuses aux structures légères, comme celles que l’on trouve à Belleville, la voie était étroite. Par ailleurs, j’ai envie de faire des expositions que je n’arrive plus à faire dans mon petit espace. Donc, fort de la confiance que me font les collectionneurs et fort du fait que je ne dépends pas des foires et que je réalise 85% de mon chiffre d’affaires en galerie, je décide de faire le pari un peu fou de déménager pour un local plus grand. J’aurais pu tout aussi bien tout arrêter et j’y ai pensé un moment, mais comme j’ai trouvé rue Chapon ce magnifique espace, auquel j’ai pu donner l’allure d’une galerie new yorkaise de Chelsea tout en gardant sa spécificité d’hôtel particulier parisien, j’ai décidé de passer à la vitesse supérieure.
Cela m’a aussi permis de remettre à plat la manière dont je fonctionnais et comment je voulais continuer à fonctionner. Et j’ai constitué une équipe qui devenait indispensable : une personne qui avait déjà une expérience en galerie et qui pouvait m’aider pour les ventes (Guillaume Lointier), une personne qui était chargée de faire des recherches, de l’archivage, de la perspective critique (un poste auquel je tenais beaucoup pour l’aspect scientifique du travail), une personne responsable de la communication, des relations avec les artistes et de la stratégie de la galerie (Camille Morin), un régisseur que nous n’avions pas et bien sûr l’arrivée de mon épouse Nathalie qui quittait son métier d’ingénieur chez Saint-Gobain pour venir nous rejoindre. Je ne vous cache pas pour autant que le challenge était faramineux et que j’ai préféré ne pas budgéter pour ne pas me faire peur. Quatorze mois après l’ouverture, nous ne l’avons pas encore digéré, mais les choses se passent au-delà de nos espérances, nous avons régulièrement de nouveaux collectionneurs et nos expositions remportent un vrai succès. D’ailleurs, j’ai même investi dans un local sur rue, qui est plus petit et qui permet soit de faire une continuité à l’exposition qui se tient dans l’espace principal, soit de développer des projets spécifiques, plus réactifs et qui se montent en moins de temps, comme ceux que nous avons faits avec Le Chassis, cette plate-forme pour jeunes artistes.
A l’occasion de l’ouverture de cette nouvelle galerie, certains artistes nous ont rejoints, comme Rachel de Joode, que j’ai montrée dans la première exposition. Et j’ai aussi développé le travail sur les estate (Michel Journiac, Daniel Pommereulle). C’est une forme de travail qui me convient particulièrement bien, parce que j’adore faire l’inventaire d’une œuvre. Au fond, je ne suis pas sûr d’être un grand découvreur. Les grands découvreurs sont des gens complètement en phase avec leur époque, sans être forcément de grands intellectuels pour autant. Je ne suis pas sûr, par exemple, que Léo Castelli, qui a été le grand marchand du Pop-Art, savait exactement ce qu’il montrait, mais il avait l’intuition que c’était génial et que c’était ce qui correspondait à son époque. Moi j’ai besoin d’un petit peu de recul pour être sûr de mes choix. Il me faut d’ailleurs du temps avant que je m’engage avec un artiste. J’ai embêté Julien des Monstiers, par exemple, pendant deux ans en lui posant plein de questions avant de lui proposer de rejoindre la galerie. Peut-être d’ailleurs qu’il me manque une légèreté et que je passe à côté de certaines choses. Lorsque j’ai vu l’exposition de David Douard au Palais de Tokyo, j’ai eu le sentiment d’être face à un artiste sublime, mais il m’a fallu beaucoup de temps avant de comprendre pourquoi.
Actuellement, je présente une exposition de Pierre Yves Bohm, un magnifique peintre que j’ai rencontré par l’intermédiaire d’Antoine de Galbert, qui l’avait exposé lorsqu’il avait sa galerie. C’est quelqu’un qui produit très peu – cinq ou six toiles par an, il en détruit autant – et qui reste à l’écart des circuits médiatiques. Mais c’est peut-être un des axes de la galerie : montrer des artistes singuliers, solitaires, qu’on pourrait, au regard des pratiques d’aujourd’hui, considérer de manière un suspicieuse, mais qui sont pour moi de très grands artistes. Ce même Antoine de Galbert m’a dit un jour, en substance : « N’essaie pas de séduire les gens que tu ne respectes pas, car il y a tellement de gens dont tu ne t’occupes pas et qui aimeraient que tu te présentes à eux. » Et il avait raison, car il ne sert à rien de courir derrière la mode, on n’est même pas sûr de vendre davantage. Stéphane Corréard, qui a été récemment commissaire d’une exposition à la galerie, a aussi une belle métaphore : il dit « qu’on a tracé des autoroutes toutes droites, au paysage uniformisé, et qu’en plus, il faut avoir une grosse cylindrée pour les parcourir. Alors que si on prend les petites routes, on a plein de choses à voir et plein de gens à rencontrer… »
-Galerie Christophe Gaillard, 5 rue Chapon, 75003 Paris (www.galeriegaillard.com). L’exposition Pierre Yves Bohm se poursuit jusqu’à demain samedi. Prochaine exposition, Thibault Hazelzet, Mars et la Méduse, du 18 mars au 22 avril.
Images : vue de la galerie ; portrait de Christophe Gaillard ; vue de l’exposition Pierre Yves Bohm ; vue de l’espace sur rue avec une exposition Marian Gadonneix.
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