Gilles Aillaud et la condition animale
On commence à réévaluer l’œuvre de Gilles Aillaud, ce peintre mort en 2005 et que l’on a hâtivement rattaché à la « Figuration narrative », ce mouvement français qui entendait répondre au « Pop art » américain. Il y a quelques mois, L’atelier contemporain, en collaboration avec la galerie Loevenbruck, publiait sous le joli titre de Pierre entourée de chutes, ses écrits sur la peinture, le théâtre et la politique (cf Gilles Aillaud, pensée animale – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)). Et cette publication était de première importance, car on ne peut appréhender justement le travail de cet artiste sans l’associer à la pensée et à la philosophie qui ont guidé toute sa vie. Gilles Aillaud était un peintre « lettré », au sens où on l’entendait dans la culture chinoise. Il avait voulu devenir philosophe, fasciné par Spinoza, mais c’est vers la peinture figurative et le théâtre qu’il s’est tourné finalement. Néanmoins, l’écriture, la sociologie et la politique ont nourri sa pratique, lui qui, en 68, se définissait comme « maoïste ». Et pendant les événements de la même année, il a participé activement aux luttes étudiantes.
Un de ses sujets de prédilection a été les animaux. Quand on lui demandait pourquoi, il répondait : « Parce que je les aime ». Mais en vérité, le lien qu’il entretenait avec eux était beaucoup plus subtil. Pour lui, ce n’était pas tant les animaux qui étaient importants que la manière dont nous les traitions, les affres que nous leur faisions subir. Un des endroits les plus éloquents, à ce titre, de la manière dont nous les utilisons et les coupons de leur élément naturel est le zoo. Au moment où Aillaud commence à peindre ses animaux enfermés, Foucault publie Surveiller et punir, un essai sur toutes les formes d’aliénations et il fait écho à cette pensée en mettant en scène des bêtes qui sont aussi des prisonniers que l’on tient en cage. Plus tard, se rendant en Afrique, Aillaud peindra des animaux dans leur environnement naturel. Et il soulignera cet équilibre retrouvé au point que les animaux se fondront littéralement dans le paysage, qu’on ne saura plus qui émane de quoi. Cette période correspondra à un apaisement, à une réconciliation, mais qui s’effectue hors de nos sociétés occidentales.
C’est cette évolution que montre la remarquable exposition organisée par Didier Ottinger au Centre Pompidou. Intitulée Animal politique, elle met bien l’accent sur cet aspect du travail de l’artiste qui reste le plus révélateur. On y voit d’abord toutes les toiles de zoo, dont une sur laquelle apparaît un écriteau demandant de ne rien jeter dans le bassin, mais en allemand gothique, ce qui donne une tout autre dimension à l’avertissement. On y voit aussi tous ces perroquets, hippopotames et autres éléphants dans des cadrages improbables, avec des portes partout fermées, des grillages et un sentiment de claustrophobie qui envahit tout. Puis ce sont les séjours africains qui sont évoqués, les deux en compagnie de l’éditeur Franck Bordas et de l’écrivain et poète Jean-Christophe Bailly. Le premier, en 1988, pour un projet d’encyclopédie des animaux qui est censé répondre, de manière exhaustive, à l’encyclopédie en 36 volumes de Buffon, et le second, en 1989, au Kenya, pour les grandes toiles qui célèbrent les retrouvailles des animaux et de leur élément naturel dans des compositions amples et généreuses.
Et l’on voit à quel point Aillaud était en avance sur son époque, à quel point les causes qu’il défendait étaient écologiques et préfiguraient les préoccupations qui sont les nôtres actuellement. Chez lui, l’homme n’est jamais au premier plan, il n’apparait qu’en creux, plutôt négativement d’ailleurs, dans la violence qu’il inflige à la nature. C’est pour cela que son œuvre, outre ses remarquables qualités plastiques, d’une incroyable légèreté de touche (Vermeer et Manet étaient ses maîtres), doit être revue aujourd’hui et qu’elle impressionnera sans doute beaucoup la jeune génération. Comme celle de Jean-Luc Mylayne, d’ailleurs, un artiste toujours vivant, lui, mais pas assez montré par les institutions. Que ce merveilleux « photographe » qui fut aussi professeur de philosophie et qui, comme Aillaud, mais sur un mode moins directement politique, a montré à quel point la connaissance de l’environnement était indispensable à la fusion avec la nature ne soit pas davantage célébré reste un mystère que je ne me suis jamais expliqué et que j’aimerais voir cesser.
-Gilles Aillaud, Animal politique, jusqu’au 26 février au Centre Pompidou (www.centrepompidou.fr)
Images : Gilles Aillaud, Eléphants et clous, 1970, Huile sur toile, 195 x 250 cm, Collection particulière © Adagp, Paris, 2023, Photo Fabrice Gousset, courtesy Loevenbruck, Paris ; Panthères, 1977, Huile sur toile, 250 x 200 cm, Centre national des arts plastiques, FNAC32997 ; Dépôt au Musée d’Art Moderne de Paris le 06/05/1996 © Adagp, Paris, 2023/Cnap Photo Galerie Karl Flinker ; Perroquets, 1974, Huile sur toile, 200 x 250 cm, Collection particulière © Adagp, Paris, 2023 Photo Fabrice Gousset, courtesy Loevenbruck, Paris
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