Il faut être absolument moderne
A la dernière Fiac, sur le stand de la galerie Neue Alte Brücke de Francfort, on ne voyait qu’eux : de grands portraits d’adolescents torses nus, à la limite de l’anorexie, le dos voûté, la poitrine plate, le regard tourné vers le spectateur. Ils se détachaient sur des fonds bleus pâles, éclairés par le halo d’une lampe de bureau. La première précision est que ces adolescents n’en sont pas : ce sont des adultes qui exercent la profession de modèles. La seconde est que la jeune peintre américaine, Eliza Douglas, qui signe ces portraits, ne les a pas peints elle-même : en apportant des éléments comme des photos et en donnant quelques indications de composition, elle a demandé à des spécialistes de l’affiche ou de la publicité de les peindre pour elle. On pourrait penser qu’il s’agit d’une démarche conceptuelle à la Kippenberger qui, pour sa célèbre série « Lieber Maler, male mir », s’était offert les services d’un peintre de cinéma pour réaliser des toiles très réalistes, mais non : la démarche d’Eliza Douglas est plus intuitive, elle consiste à faire réaliser par des professionnels ce qu’elle-même n’est pas (encore ?) capable de faire.
Il faut dire que l’itinéraire de la jeune femme ne suit pas exactement le cursus traditionnel des artistes. Elle est mannequin, d’où son goût pour les corps androgynes, elle-même ayant été dotée par la nature de formes très longues et très effilées. Mais elle a aussi été musicienne et a accompagné dans des tournées des chanteurs tels qu’Antony Hegarty d’Antony and the Johnsons. Elle a été assistante d’artistes tels que Nick Mauss et a régulièrement « performé » pour Anne Imhof, la nouvelle coqueluche, qui va représenter l’Allemagne lors de la prochaine Biennale de Venise. Enfin, ce n’est que récemment qu’elle s’est décidé à étudier l’art (à la Städelschule de Francfort, où elle est encore) et les toiles qu’elle montre ne sont donc que les toutes premières de sa carrière.
De même que l’exposition qu’elle présente chez Air de Paris, I Am All Soul, est sa première exposition solo en galerie. Comme sur les toiles vues à la Fiac, une partie a été déléguée à des peintres industriels (des mains et des pieds, réalisés eux aussi d’après photos). Mais à la différence des premières, elle est intervenue sur celles-ci pour tracer des traits et relier ces mains et ces pieds entre eux. Car il s’agit de portraits d’elle et de ses amis et le trait qu’elle réalise, épais, granuleux, revendiquant la coulure, est la manière dont elle les imagine, geste qui pourrait relever de l’abstraction lyrique s’il n’était davantage lié à la notion de performance, de déplacement sur la toile (on pourrait aussi penser à ces bras qui s’allongent indéfiniment, comme dans les dessins animés, pour enlacer des personnages qui fuient). C’est étrange, intrigant, d’une certaine manière incongru et on pourrait parler de supercherie si les peintures d’Eliza Douglas n’étaient pas, à bien des égards, beaucoup plus intéressantes que bien des toiles entièrement réalisées par la main de l’artiste.
De la même manière qu’on pourrait qualifier de supercherie la première exposition à la galerie Jérôme Pauchant de Quentin Euverte, ce jeune artiste passé par la Villa Arson, dont on avait déjà pu voir une pièce – spectaculaire – lors du récent salon Jeune Création à la galerie Thaddaeus Ropac de Pantin. Car tous les clichés que l’on associe à une certaine forme d’art contemporain semblent s’y être donné rendez-vous : les rebuts, les matériaux urbains volés et détournés, les pièces vandalisées et calcinées, les arcs de fer à souder qu’il ne faut pas regarder de trop près sous peine d’être aveuglé, bref, tout le matériel du parfait « bad boy » qui utilise non sans malice la galerie comme scène publique de ses exactions. Pourtant le jeune homme va si loin dans cette accumulation, il pousse tellement fort le bouchon de la brutalité et du choc des matériaux qu’il s’en dégage une réelle poésie, noire certes, sans concession, mais baignée de romantisme et qui n’est pas sans évoquer le glamour de certains polars américains. Et puis ses communiqués de presse ne sont pas des textes critiques qui parlent de « mise en œuvre de tensions », de « résultante de protocole » ou autre charabia incompréhensible que l’on trouve trop souvent dans ces textes de présentation, mais des sortes de mini-fictions qu’il fait écrire à des auteurs que l’on soupçonne être ses avatars et qui ont, par exemple, Louis Cimetière pour nom (cela ne s’invente pas !). Celle qui accompagne la présente exposition, haletante, syncopée, comme un blues lancinant, est un bon résumé de l’univers que met en place Quentin Euverte. Je n’hésite pas à la citer entièrement :
« L’air de l’enfer ne souffre pas les hymnes
Sur le bas-côté, rapide comme des warnings allumés, mes yeux parfois peinent à prendre la lumière. Fier je me dresse comme une barrière de sécurité. Mauvaise graine dans la feuille à rouler. Rembobine, l’image a sauté.
Dans des reflets cuivre et carnassier je tourne, je m’éclaire. Je fais des pointes dans le micro-onde. Ma vie au bout d’une chaîne câblée, j’ai hâte de pare-briser la cage de faraday. Alors je dénude le sourire aux lèvres. Jusqu’à y voir des virgules dorées. J’ai le blues comme BO d’une vie édentée. Je rêve d’Himalaya d’un froid caniculaire, de vallées enneigées, bestialement tempérées. Mes illusions sont des produits surgelés. Elles ont la saveur d’un pavé dans les dents, l’humeur des tranchées dans la trachée. L’ascension est lente à avaler, les pentes sont émaillées d’incidents.
Dorures de taulard, parures de zonard. La bouche sous anesthésie, on ne sent toujours pas d’oseille dans la soupe aux épinards. Dégénération MadMax et tartine de magma. Mes fantasmes sont collectors. J’édente papy Terminator. Du métal liquide coule dans mes reins, ma bobine en guise de transformateur. La galère a pris l’eau dans les cavités de mes molaires. Sur fond vert, j’égraine la haine en espérances cariées. Le soir je flotte bien bas et ma seule bulle d’air traîne des pieds. En fer, j’ai le sourire cash comme la misère. Du chrome dans les dents, du plomb dans le sang. Je rêve des vallées de l’Himalaya, je rêve de trouver l’entrée. J’arpente la 36ème comme antichambre, y pénétrerais même par la porte arrière, fracturée. J’y dors couvert, sur mon 31-45 ; me pare pour le couvre-feu. Dressé d’un gilet, je me détends car les balles réchauffent le climat. En attendant quand il fait sombre il me faut du Wu-Tang.
Et le matin je pisse du liquide cristal. Pas d’inquiétude car la faucheuse prendra la carte vitale.
Louis Cimetière »
-Eliza Douglas, I Am All Soul, jusqu’au 7 janvier à la galerie Air de Paris, 32 rue Louise Weiss, 75013 Paris (www.airdeparis.com)
-Quentin Euverte, Mobilier des vallées de l’Himalaya, jusqu’au 17 décembre à la galerie Jérôme Pauchant, 75003 Paris (www.jeromepauchant.com). L’exposition est ponctuée d’une intervention de Matt Jones, jeune peintre américain.
Images 1 et 2: Eliza Douglas, vues de l’exposition I Am All Soul, Air de Paris, Paris. November 10, 2016 – January 7, 2017 © Photo Marc Domage Courtesy Air de Paris, Paris ; 3 et 4 : vues de l’exposition de Quentin Euverte, Mobilier des vallées de l’Himalaya, à la galerie Jérôme Pauchant. Courtesy galerie Jérôme Pauchant, Paris. Photos : Romain Darnaud.
2 Réponses pour Il faut être absolument moderne
Le syndrome Duchamp à encore frappé !
Ce n’est pas l’esprit Duchamp, car il ne s’agit pas de ready-made. Eliza Douglas délegue, mais réalise quand même elle-même une partie du travail. Et puis les ready-made concernent les objets manufacturés, pas les peintures. Si on voulait néanmoins rester dans le registre « duchampien », il faudrait parler de « ready-made assistés ».
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