Jean-Christophe Norman, au sommet des livres
Parcours peu commun que celui de Jean-Christophe Norman, qui expose actuellement à la galerie suisse C, qui vient d’ouvrir un espace dans le Marais à Paris. Car cet originaire de Besançon, né en 1964, a mené une carrière d’alpiniste professionnel avant de se consacrer à l’art. Mais un grave accident l’oblige à mettre un terme à ses activités. Transplanté des poumons, il frôle la mort, mais parvient à s’en sortir. Pendant sa convalescence, il a un choc esthétique : la lecture des œuvres biographiques de Thomas Bernhard. Du coup, il décide de devenir artiste, comme cela, sans autre formation qu’un bac art plastique. Il ne tente pas de le devenir, il le décide. Tout simplement. « Les choses se sont faites naturellement, précise-t-il. Je ne les ai pas intellectualisées ».
L’art, toutefois, n’a jamais été complètement absent de son existence. A l’âge de huit ans, alors que ses parents lui font faire la traditionnelle visite du Louvre, il tombe en arrêt devant la « Sainte-Anne » de Leonard de Vinci, mais surtout devant l’arrière-fond du tableau. Et, des années plus tard, il éprouve une même impression en voyant une exposition Twombly à Beaubourg (une même attirance pour la contemplation?). Il lit aussi des revues, s’intéresse aux artistes et, lorsqu’il commence ce qu’il appelle sa « deuxième vie », il fait des monochromes qu’il recouvre de chiffres, par exemple 117 fois le chiffre 117 en signant 118. Se souvenant que sa professeure était fan de Pierre Soulages, il envoie des photos de ses œuvres au vénérable peintre, qui l’invite dans son atelier, lui dit que ses peintures ne l’intéressent pas, mais l’encourage à continuer.
Il continue et, quelques années plus tard, un compositeur allemand qui lui a acheté des œuvres lui présente Harue Murayama, une dame japonaise qui dirige un musée à Tokyo. C’est une dame âgée qui est la fille de Tom Murayama, le créateur de la revue MAVO, l’équivalent du mouvement Dada au Japon. Elle-même montre ses peintures à son époux, grand dramaturge en fin de vie qui les apprécie beaucoup et lui fait promettre sur son lit de mort de faire connaître Jean-Christophe Norman au Japon. Promesse tenue : lorsqu’il il fait son premier voyage, l’artiste rencontre, par son intermédiaire, Tsutomu Mizusawa, qui a dirigé la Triennale de Yokohama et s’occupe de plusieurs institutions dans l’Archipel. Un peu plus tard, une résidence dans le Grand Est lui fait connaître Béatrice Josse, qui est alors à la tête du Frac Lorraine avec qui il sympathise et fait de nombreux projets. Dès lors, sa carrière dans l’art est lancée…
Mais elle a pris une forme un peu différente. Car au cœur de sa pratique sont désormais le livre et l’écriture. D’abord sous une forme graphique : « C’est lorsque j’étais malade, explique-t-il, et qu’on ne donnait pas cher de ma peau, que je me suis mis à compter de manière obsessionnelle. Je comptais, par exemple, le nombre de pas reliant un lieu à un autre. Puis je me suis à écrire sur une ligne les signes, secondes, minutes, heures, que me donnait ma montre numérique. C’était bien sûr un rapport au temps, une forme de répétition qui me permettaient de repousser l’échéance. Et aussi une volonté de tracer une ligne, d’écrire une histoire sans anecdote. Comme de marcher sur un fil. Puis je me suis dit que je pouvais utiliser des textes existants et c’est alors qu’a commencé le travail sur le livre ».
Une de ses principales interventions avec le livre est de le déployer dans l’espace public. D’une façon ou d’une autre. En recouvrant le mur d’une institution, comme il l’a fait au Mac/Val de Vitry, et en faisant en sorte que le spectateur puisse en lire des bribes, qu’il le recompose, au fond, à sa guise, ou en l’écrivant par terre, à la craie, de manière éphémère, comme il l’a fait, par exemple, dans le cadre du projet « Picasso-Méditerranée, où il a recopié l’intégralité du livre de Pierre Daix, La Vie de peintre de Picasso, selon un parcours bien défini (Marseille, Nice, Rome, Barcelone, Paris, Madrid et Malaga) et qui faisait sens, bien sûr, par rapport à l’existence de l’artiste catalan. « Il y a là quelque chose de très physique, explique-t-il, quelque chose qui me rapproche de mon activité d’alpiniste et qui me donne l’impression de franchir ces sommets himalayens qu’hélas, je n’ai jamais pu franchir. Déplier le texte dans l’espace comporte beaucoup d’inconnus. La qualité des sols, par exemple, le côté chaotique de certaines villes. Le fait d’écrire sur le sol à New York est très différent de la même expérience à Phnom Penh, le rapport aux gens n’est pas non plus le même. Mais c’est aussi ce qui m’excite, j’aime que la performance soit liée à l’effort et à la difficulté. »
Le choix du livre n’est bien sûr pas anodin. Il s’agit toujours de livres tirés de sa bibliothèque et pour lesquels il a beaucoup d’admiration. Un de ses derniers grands projets a été autour d’Ulysse de Joyce, un livre que, comme beaucoup, il ne parvenait pas à lire, jusqu’à ce que Kerouac, dans Sur la route, lui en donne la clé : il faut le lire d’une traite et dans un souffle. Et c’est parce de souffle, lui-même en avait tellement manqué qu’il a eu envie de l’écrire sur les sols de différents pays, en version originale dans les pays anglo-saxons ou en traduction française dans les pays francophones. Et il a recommencé ou envisage de le faire avec d’autres textes qui lui tiennent particulièrement à cœur : Moby Dick de Melville, par exemple, les écrits de Borges, où il retrouve cet aspect vertigineux qu’il aime tant ou ceux de Pierre Guyotat, dont il apprécie la scansion (« Quand je le lis, j’ai le sentiment d’entendre sa voix », précise-t-il).
Mais la réécriture du texte dans l’espace n’est qu’un aspect de son travail sur le livre, une branche de l’arbre. Il y a d’autres déclinaisons, les choses s’interpénètrent. Ainsi, lors d’une exposition au Frac PACA qui aura lieu l’automne prochain à Marseille, la ville où il vit désormais, il envisage de se confronter encore à Ulysse, mais en frottant des exemplaires du livre sur les murs jusqu’à ce qu’ils disparaissent (encore la notion d’épuisement, tant symbolique que physique). Et lorsqu’il est de retour à l’atelier ou lorsqu’il ne peut plus sortir, comme ça a été le cas pendant le confinement, il intervient à l’intérieur des livres, en peignant à l’huile et à l’encaustique, de très délicats paysages qui rappellent Turner ou les artistes romantiques (ce sont les Bookscapes) ou sur des feuilles de journaux récupérées en réalisant des scènes maritimes, sombres et tumultueuses, qui évoquent les questions de frontières (ce sont les Seescapes).
Enfin, une autre intervention sur le livre consiste à le recouvrir complètement d’encre et de graphite (les Covers). L’idée lui en est venue à partir du célèbre essai de Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique. Comme un défi ironique à la reproductibilité annoncée dans le titre, il a voulu en faire une pièce unique en le recouvrant intégralement. « C’est un travail d’appropriation très lent et très méticuleux, explique-t-il, qui joue beaucoup sur l’idée de conservation et de répétition et qui affirme le plaisir du geste. Et c’est une manière de jouer sur le visible et l’invisible, de voir comment le texte imprimé apparait ou disparait en fonction de la lumière ou de la position du spectateur. »
Tout, dans le travail de Jean-Christophe Norma, semble d’ailleurs jouer sur ces paradoxes : la volonté d’unir la peinture, considéré comme un art de l’espace, au livre, considéré, lui, comme un art du temps ; l’intimité et l’extériorité, la performance, tant physique que mentale. C’est une pratique singulière, mais qui ne semble jamais gratuite, qui puise toujours sa source à une nécessité vitale et à un besoin de se dépasser continuellement. Son cheminement est une quête poétique, qui nous met autant en danger en nous entraînant sur les routes (ou les fleuves) du monde qu’elle nous protège en nous gardant au chaud, dans l’univers feutré et réconfortant d’une bibliothèque.
-Jean-Christophe Norman, Fleuves sans rives, jusqu’au 23 janvier à la galerie C, 6 rue Chapon 75003 Paris (www.galeriec.ch). Une monographie de l’artiste est parue récemment chez 02 Editions.
Images : Jean-Christophe Norman, Photographie de la performance, Terres à Tierra, dans le cadre du projet Picasso-Méditérranée, 2018, Marseille, Nice, Paris, Rome, Barcelone, Madrid et Málaga. © Jean-Christophe Norman ; Bookscape (Henri Michaux), technique mixte sur livre, 21×28 cm, 2020, © Galerie C. Jean-Christophe Norman ; Seascape, huile et encaustique sur papier journal, 55 x 66cm, 2020, © Galerie C. Jean-Christophe Norman ; Cover (Don Quichotte) Encre et graphite sur papier environ 11×17 cm 2019, © Galerie C. Jean-Christophe Norman
Une Réponse pour Jean-Christophe Norman, au sommet des livres
Bel itinéraire, belle découverte
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