de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Jean Gfeller, suisse mais pas trop

Jean Gfeller, suisse mais pas trop

Jean Gfeller est suisse. Mais il a quitté son pays natal pour aller étudier à Nantes, où il vit encore aujourd’hui. Pourtant, la confédération, elle, ne l’a pas complètement quitté, comme en témoigne l’exposition -sa première en galerie- qu’il présente actuellement chez Dilecta.

Né en 1996, dans un village de vignerons entre Lausanne et Genève, dans un milieu très lié à la terre, Jean Gfeller n’a pas grandi dans une famille d’artistes, même si ses parents l’emmenaient souvent au musée et, en particulier, au Musée d’art brut de Lausanne, qui a eu un fort impact sur lui. Rapidement, il se met à dessiner et à peindre, puis commence des études de design graphique. Mais il se sent un peu frustré par les contraintes qu’on lui impose, souhaiterait rajouter de la matière aux affiches ou autres compositions graphiques et décide, lorsque son cycle d’études est achevé, de les poursuivre dans une école d’art.
Mais comme son diplôme ne lui donne pas l’équivalent d’un Bac, nécessaire à l’entrée de toute école suisse, il décide de traverser la frontière pour aller en France, aux Beaux-arts de Nantes, où il a Damien Cadio comme professeur. Et avec le recul, il ne le regrette pas une seconde : « Cela m’a permis de prendre du recul, explique-t-il, d’être plus libre. Les écoles d’art en Suisse me semblent trop formatées et j’avais envie de m’éloigner de ce pays que l’on idéalise trop, où derrière ses paysages idylliques se cache une réalité beaucoup plus dure ».

Ses premières œuvres témoignent de ce rejet. Très influencé par l’expressionnisme allemand (Kirchner, Heckel, entre autres), il peint des toiles inspirées par des affiches de tourisme de montagne telles qu’il a pu les étudier lors de ses études, mais pour dénoncer la corruption, le blanchiment d’argent, le secret des banques. Le tout dans un style assez violent, parfois un peu maladroit, où les couleurs explosent et qui n’est pas sans faire penser à une sorte d’agit-prop.

L’exposition qu’il présente actuellement chez Dilecta (sa toute première en galerie) semble plus assagie et maîtrisée. Pourtant, à bien la regarder, on y voit encore des références, plus ou moins explicites, à son pays d’origine. Ainsi, dans une grande toile intitulée « Autoportrait » (bien qu’on ne le reconnaisse pas vraiment), le personnage représenté porte une minerve. On pourrait penser que c’est parce qu’il vient d’avoir un accident, mais Jean Gfeller précise que cette minerve correspond à la pression sociale qu’on subit en Suisse. Et dans une autre, intitulée « A Diptych Landscape Poster And A Malevich », la représentation de la célèbre croix noire de Malevitch est comme un écho ironique à la croix du drapeau helvétique.

Mais pour le reste, elle met surtout en scène des personnages dans des espaces clos ou seulement éclairés par des fenêtres hautes. Car une des principales préoccupations de l’artiste est d’inscrire ces personnages dans des architectures à l’abri du regard, où la perspective est biaisée, où l’on est dans une forme d’instabilité qui provoque le malaise, où il n’y a pas d’échappatoire. Des espaces aussi dont l’aspect théâtral est revendiqué. En la matière, c’est Bacon qui est sa grande référence. Un jour, sa mère lui a donné une monographie du célèbre peintre anglais il a eu un choc qui le poursuit encore.

Ces personnages sont exclusivement masculins, mais, dit-il, « ils interviennent plus comme des archétypes ou des avatars que comme des individualités genrées. J’ai en trois ou quatre à disposition que j’agence dans des configurations différentes ». Ils vont souvent par deux ou à plusieurs dans des situations ambigües, dont on ne sait pas si elles relèvent de la joie ou de la tristesse, de la bienveillance ou de la menace. « Ce qui m’intéresse, au fond, c’est la condition humaine au sens large du terme, précise Jean Gfeller, et j’aime les situations limites, un peu marginales, où se passent des choses non avouées Pour mon mémoire de fin d’études, j’avais écrit dix nouvelles sur des gens qui pètent un câble. Et c’est souvent ce que j’essaie de figurer dans ma peinture ». Cette folie, cette absurdité, c’est aussi aux personnages de Beckett qu’elles font penser, synonymes de solitude et d’incommunicabilité, mais aussi de dérision et d’humour noir.

A côté de ses peintures, il a aussi tenu à montrer quelques gravures. Mais pas des gravures de n’importe quel type, des gravures sur bois, au rendu beaucoup plus primaire et brut, comme le faisaient les expressionnistes. Certaines reprennent la composition de tableaux (ou même les précèdent), tandis que d’autres s’en affranchissent complètement. Avec ses couleurs chaudes (des oranges, des roses, des rouges), ses formes volontairement simplifiées, l’atmosphère indéfinissable qu’elle met en avant, la peinture de Jean Gfeller se singularise et trouve sa place et sa propre cohérence. Elle ne s’inscrit pas dans les problématiques dont il est le plus souvent question aujourd’hui (le genre, le colonialisme, l’écologie), mais relève d’une forme d’existentialisme et d’empathie qui survivra à toutes les modes et à toutes les tendances.

-Jean Gfeller, A neck brace, a weird guy and a landscape poster, jusqu’au 7 janvier chez Dilecta, 49 rue Notre-Dame-de-Nazareth 75003 Paris (www.editions-dilecta.com

-Images : Jean Gfeller, Sans titre, 2022, huile sur toile, 92 x 73 cm ©Jean Gfeller, Courtesy Dilecta ; portrait de Jean Gfeller © Jean Gfeller / Courtesy Dilecta. Photo: Nicolas Brasseur ; Self portrait, 2022, huile sur toile, 100 x 140 cm©Jean Gfeller, Courtesy Dilecta.

Cette entrée a été publiée dans L'artiste à découvrir.

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