Jeff Koons, lisse et trouble
Avec ses reproductions en acier poli de jouets gonflables, ses airs de premier communiant, son discours lisse et policé, sa stratégie redoutable de communiquant, Jeff Koons est le type même d’artiste qu’une bonne partie de la critique européenne voudrait vouer aux gémonies. Le cynique, qui ne soucie que des résultats que ses œuvres font en ventes. L’ami des puissants qui décline en différentes couleurs, à l’intention de ses richissimes collectionneurs, ses sculptures monumentales. Le kitsch, enfin, qui élève au rang d’icônes les pires symboles de la société américaine.
La réalité est plus compliquée que cela. Certes, la rétrospective présentée actuellement au Centre Pompidou, après avoir été vue au Whitney de New York, regroupe toute cette bimbeloterie clinquante – ces Mickael Jackson en porcelaine, ces Hulk en bronze, ces Buster Keaton en bois polychrome que l’on peut juger vulgaires et dérisoires -, mais elle permet aussi de comprendre ce qui a permis le succès de Jeff Koons et ce qui lui confère encore aujourd’hui une place si particulière dans le monde de l’art : l’Amérique. Car ce sont les valeurs fondatrices de l’Amérique qui traversent ses œuvres, son optimisme indécrottable, sa volonté égalitaire, son idéalisme naïf, sa foi dans le progrès et dans la technique (seul l’aspect religieux n’apparaît pas). Et réciproquement, l’artiste célèbre son pays à travers ses personnages mythiques (outre ceux déjà cités, Popeye, Bob Hope, etc), ses symboles (la Liberty Bell), ses traditions (les « Gazing Bull », ces boules bleues réfléchissantes, comme de grosses boules de Noël que l’on place, parait-il, dans les jardins, en Pennsylvanie). C’est la raison sans doute pour laquelle cet art nous semble si exotique, à nous européens (et même si la culture américaine s’est depuis longtemps imposée à la nôtre) ; c’est ce qui explique l’aversion que l’on peut éprouver face à une forme d’expression qui refuse toute distance critique et qui, de fait, est si contraire à nos habitudes.
Pour bien comprendre l’art de Jeff Koons, il faut revenir aux premières œuvres de l’artiste, à celles qu’il réalisa juste après ses études d’art (contrairement à une certaine légende qui veut qu’il ait été trader à la Bourse de New York avant de devenir artiste, Koons a toujours souhaité faire une carrière dans l’art et c’est pour financer une partie de sa production qu’il fut, un temps, trader). A l’époque, c’est-à-dire dans les années 80, régnaient encore le pop et ce qui s’était constitué en réaction à lui, le minimalisme. Jeff Koons, en bon héritier à la fois de Duchamp et de Dali (son idole), tenta de concilier les deux. Il acheta des jouets en plastique gonflable dans une boutique quelconque (donc des ready-made) et les plaça sur des socles en miroir, dans une esthétique qui rappelait le minimalisme et, en particulier, Robert Morris (la série Inflatables). Mais cette façon de faire lui sembla encore trop révélatrice de son propre ego, car pour Koons, l’art ne doit pas servir à révéler la psyché de l’artiste, mais à atteindre un langage plus universel, élaboré à partir d’une iconographie personnelle, et qui parle au plus grand nombre. Il se tourna donc vers un des objets les plus utilisés de la société américaine, l’aspirateur Hoover, qu’il installa, ainsi que d’autres appareils électro-ménagers, couchés ou debout, seuls ou à plusieurs, dans des cubes en plexiglas qui rappelaient, cette fois les installations en néons de Dan Flavin (la série The New – on notera d’ailleurs que l’artiste a toujours travaillé en « séries »).
Les séries qui suivirent, justement, allèrent encore davantage dans l’utilisation de l’objet iconique de la société américaine. Equilibrium célébra le sport et plus particulièrement le ballon de basket, que Koons fit tenir en équilibre parfait dans des aquariums remplis d’une solution qui lui demanda de nombreuses recherches (il n’hésita pas à faire appel au Prix Nobel Richard P. Feynman pour résoudre ce défi technique). Luxury and Degradation se servit d’affiches publicitaires pour des marques d’alcool célèbres : en les reproduisant sur toiles, Koons montra à quel point plus le message s’adressait à une classe sociale élevée, plus il était abstrait et élitiste. Soucieux, lui, au contraire, de s’adresser au plus grand nombre et de glorifier les valeurs de la middle class américaine dont il est issu, il continua avec Statuary, une série de sculptures en acier inoxydable qui donnaient un rendu réfléchissant et noble aussi bien à une reproduction à trois sous d’un buste de Louis XIV qu’au célèbre « Rabbit » (lapin) qui allait devenir une de ses œuvres les plus emblématiques.
Mais c’est peut-être la série suivante, Banality, constituée d’objets en bois polychrome, comme Bear and Policeman, ou en porcelaine (Michael Jackson and Bubbles) qui est la plus révélatrice de la démarche de l’artiste. Outre le fait qu’elle a été lancée avec une très habile stratégie publicitaire (campagne dans quatre revues d’art pour annoncer des expositions qui avaient lieu à la fois à New York, à Chicago et à Cologne), elle dit bien la volonté de Koons de remettre tout sur le même niveau, de ne plus distinguer les barrières entre « bon » et « mauvais » goût, de faire en sorte que n’importe quel objet du quotidien puisse atteindre au statut d’œuvre d’art, afin de déculpabiliser l’amateur lambda et de prouver le bien-fondé de ses choix, de sa vie, de sa place dans le monde. Dans un très intéressant livre d’entretiens avec Norman Rosenthal, l’ancien directeur des expositions de la Royal Academy of Arts de Londres, qui paraît en même temps que l’exposition du Centre Pompidou, il s’en explique : « J’employais le banal pour partager l’idée que ce qui forme notre histoire est parfait. Peu importe ce que c’est, c’est parfait. Ca forme notre passé, notre être, ce à quoi nous sommes sensibles, et c’est parfait. Je m’en suis donc servi pour éliminer tout jugement de valeur, tout type de hiérarchie existante. Je n’aime pas utiliser le mot « kitsch » qui porte en lui une forme de jugement. J’ai toujours considéré que le banal était un peu plus libre que cela ».
Et par la suite, cette banalité élevée au rang d’œuvre d’art prendra encore plus d’ampleur, depuis la série Celebration à laquelle appartient le fameux Balloon Dog, jusqu’à celle, encore en cours, des Gazing Bull qui associe la statuaire antique ou des objets domestiques à ces boules réfléchissantes. Et elle deviendra même la marque de fabrique de l’artiste qui la fera toutefois toujours dialoguer avec l’histoire de l’art qu’il connaît et maîtrise très bien. Mais le revers de cette médaille, l’envers trouble de cet univers lisse, propre et où tout semble s’harmoniser pour le plus de confort et de sécurité, c’est le sexe, car l’œuvre de Koons est traversée de bout en bout par l’obsession de la sexualité. Une série, Made in Heaven, montrée au Centre Pompidou dans une salle interdite aux mineurs, lui est même consacrée, puisqu’on sait que l’artiste a été brièvement marié à l’actrice de films pornos et parlementaire italienne, « Cicciolina », et qu’il en a tiré tout un ensemble de photos et de sculptures dans lesquelles on les voit faire l’amour. Mais au-delà de cette série qui aborde de front la représentation de la sexualité – sur laquelle d’ailleurs il semblerait que Koons ne tienne plus tellement à revenir aujourd’hui -, c’est son œuvre entière qui fait y référence (il trouvait d’ailleurs que ses premières œuvres révélaient trop franchement la sienne). Dans le livre d’entretiens avec Norman Rosenthal, on est surpris de voir le nombre de fois où il évoque la sexualité, les concepts de masculin et de féminin, même dans ses pièces qui nous semblent les plus simples. Et lorsqu’on l’entend lui-même commenter son œuvre, ce sont régulièrement les termes de phallus, de vulve ou de testicules qui émaillent son discours et les analyses qu’il en donne.
Pour toutes ces raisons, donc, et bien d’autres, il faut aller voir la rétrospective du Centre Pompidou. Car elle permet de se faire une idée globale du travail de Jeff Koons, au-delà des clichés et des procès d’intention. Mais surtout, elle tend un miroir, celui d’une société, l’Amérique, avec ses mythes, ses idéaux, ses inhibitions. Et aussi d’une pratique artistique, celle de Koons lui-même, qui pose des questions auxquelles il n’est pas si facile de répondre.
–Jeff Koons, La Rétrospective, jusqu’au 25 avril au Centre Pompidou (www.centrepompidou.fr)
–Jeff Koons, Entretiens avec Norman Rosenthal, Editions Flammarion, 295 pages largement illustrées, 28€.
Images : Jeff Koons, Michael Jackson and Bubbles, 1988, [Michael Jackson et Bubbles], Porcelaine, Photo : Douglas M. Parker Studios, Los Angeles Collection particulière © Jeff Koons ; Loopy, 1999 [Dingue], Huile sur toile, Photo : Lawrence Beck, New York / Courtesy Sonnabend Gallery Bill Bell collection © Jeff Koons. ; Gazing Ball (Mailbox), 2013 [Boule réfléchissante (boîte aux lettres)], Plâtre et verre, Édition de 3 + épreuve d’artiste Photo : Tom Powel Imaging Collection particulière © Jeff Koons ;
3 Réponses pour Jeff Koons, lisse et trouble
Je trouve que nous sommes là face à une des plus grandes impostures de l’Art. Un faiseur, porté par la critique internationale qui s’ébaubit devant son génie. N’oublions pas que Jeff Koons était trader avant de devenir « artiste » (j’ose à peine utiliser ce mot) et qu’il ne fait rien puisque tout est fait par des petites mains dans son atelier. Où est la création ? Voir article sur mon blog si vous êtes d’accord (et même dans le cas contraire).
http://rue2provence.com/2012/08/27/peinture-jeff-koons-1955/ur, et je me suis exprimée sur ce sujet dans mon blog :
Vous pouvez ne pas aimer le travail de Jeff Koons, c’est votre droit le plus strict. Mais deux choses ne sont pas exactes dans votre commentaire. D’abord quand vous dites que Koons était trader avant de devenir artiste. Comme je le dis, d’ailleurs, dans mon article, c’est faux: Koons a bien été trader, mais après avoir commencé une carrière artistique et pour financer, justement, sa production. La seconde erreur d’appréciation, il me semble, concerne le fait qu’il ait recours à toute une équipe d’assistants pour réaliser ses œuvres. Où est le problème? Les artistes de la Renaissance ou Rubens, par exemple,n’avaient-ils pas aussi des ateliers où des petites mains faisaient l’essentiel du travail et où le maître passait pour superviser et apporter sa touche finale? C’est une vision romantique de l’art et des artistes qui a remis cette conception en cause.
Je tiens à apporter quelques précisions par rapport à ce que vous dites : vous avez raison, pourquoi pas, sur Jeff Koons et le trading, les deux vocations sont peut-être simultanées, bien que cela interroge. Sur l’équipe d’assistants, bien sûr, les ateliers sont à la base de l’art européen, tant dans les arts graphiques que dans la sculpture ou l’architecture – à relier d’ailleurs au fait que les premiers artistes du Moyen-Age ne signaient pas leur oeuvre. Mais ici, pour « Titi » par exemple, qui est une reproduction au millimètre près d’un ballon de fête foraine par un atelier, où est l’intervention de l’artiste ?
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