de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Jeunes, artistes et européens

Jeunes, artistes et européens

La Fondation Cartier a eu l’idée à la fois folle et ambitieuse, avec Jeunes artistes en Europe, de consacrer une exposition « à la diversité des voix et à la vitalité des échanges qui animent le vaste territoire artistique européen ». Folle et ambitieuse, parce que, quand on sait le nombre de jeunes artistes que l’on recense sur notre Vieux Monde, on se demande comment on peut faire une sélection qui tienne dans une seule exposition, qui plus est de taille tout à fait raisonnable, puisqu’elle n’occupe (si l’on peut dire) que les deux niveaux du bâtiment. On pense alors qu’il s’agit du choix tout à fait subjectif d’un seul commissaire, Thomas Delamarre, qui a même élargi les critères aux artistes qui ne sont pas nés en Europe, mais qui y vivent. Mais quand on apprend qu’il a fallu un an pour faire la sélection, que, dans tous les pays européens, des personnalités incontestables (conservateurs de musée, galeristes, critiques) ont été consultées pour donner leur avis et que deux cents artistes ont été choisis parmi près d’un millier qui avaient été repérés en amont pour, in fine, n’aboutir qu’à 21, on voit les choses différemment.

La première constatation, à l’heure où l’idée même d’Europe est tellement mise à mal (ce n’est sans doute pas un hasard si la Fondation programme cette exposition à cette période), est que ces artistes, qui sont tous nés entre 1980 et 1994, sont très mobiles, que bon nombre d’entre eux se sont formés ou vivent et travaillent dans d’autres pays que le leur. La seconde est qu’ils ont recours à des pratiques très différentes, où beaucoup de choses se mélangent – l’architecture, la mode, le design, et où l’hybridation est un concept clé. « En s’appuyant sur les legs du passé, les traditions folkloriques ou les mémoires collectives, explique le commissaire, en s’emparant de savoir-faire comme le moulage, la céramique ou la broderie, les artistes recomposent, avec des matériaux souvent collectés et transformés, des formes radicalement contemporaines. (…) C’est au cœur même de leur processus de travail que l’on retrouve, métamorphosées, des préoccupations contemporaines majeures : la préservation et le recyclage des matériaux, la relecture des héritages historiques et culturels, le réexamen des constructions identitaires, la réévaluation du patrimoine naturel ». Ces artistes nous sont pour la plupart inconnus ; ce ne sont pas ceux que l’on a l’habitude de voir dans les biennales ou les grandes manifestations de l’art contemporain ; certains bénéficient même pour la première fois d’une présentation dans une institution internationale. Nous avons choisi de nous arrêter sur quelques-uns dont les travaux nous ont semblé particulièrement significatifs.

Celui, poétique et puissant, de Nika Kutateladze, par exemple, un artiste géorgien qui a été formé à l’architecture. Il a choisi de confronter la mémoire d’une maison abandonnée du village d’origine de sa famille, dans la région de Gourie, pour la confronter à l’architecture de la Fondation, conçue par Jean Nouvel, et par là-même, confronter deux cultures et deux civilisations. Démontée par l’artiste, elle a ensuite voyagé en camion à travers six pays avant d’arriver à Paris, non pas pour être reconstruite à l’identique, mais comme une trace, une mémoire, de son pays et de ses habitants (elle est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du bâtiment). On pense à un autre artiste venu, lui, des Balkans : Petrit Halilaj qui, à l’occasion d’une exposition en Allemagne et pour des mêmes raisons de décontextualisation et de choc culturel, avait fait venir en camion un nombre considérable de m3 de terre de son village natal au Kosovo.

Un autre travail, beaucoup plus kitsch, a retenu notre attention : celui de Kris Lemsalu, une artiste estonienne qui travaille beaucoup la céramique. N’hésitant pas à l’intégrer à des tissus tendus sur châssis ou au sein de sculptures figurant des personnages étranges, elle a aussi recours aux matériaux trouvés tels qu’un bateau de pêche de la période soviétique, une mer de ballons ou des cordes figurant un couple enlacé. Baroque, mais aussi en quête de beauté, son œuvre, qui interroge les questions de genre, de monstruosité, de relations entre humains et non-humais, séduit par son étrangeté.

Baroque, le travail du grec Lostas Lambridis l’est aussi, qui lorgne du côté du design et qui réinterprète un chef-d’œuvre de l’art décoratif florentin du XVIIIe siècle, le Badminton Babinet, en mêlant, sans hiérarchie, des éléments précieux (feuilles d’or) et pauvres (terre, herbe, mouchoirs en papiers) et en utilisant toutes les techniques mises à sa disposition (impression 3D, verre soufflé, marqueterie, etc.). Mais celui de Gabriel Abrantes, américain vivant à Lisbonne, l’est beaucoup moins. Il s’agit d’une vidéo mettant en scène Constantin Brancusi censé faire un buste de Marie Bonaparte, l’arrière-petite-nièce de Napoléon, pionnière de la psychanalyse en France. Le buste réalisé lors de séances où Marie Bonaparte agacera le sculpteur avec ses théories sur l’orgasme féminin se terminera par une œuvre iconique, dont la forme s’apparente définitivement à un phallus. Avec subtilité, mais non sans humour, Gabriel Abrantes évoque le secret de la création artistique et les rapports de domination entre les sexes.

On pourrait aussi parler de l’allemande Raphaela Vogel qui utilise des peaux d’animaux constitués de morceaux de cuir grossièrement cousus puis peints pour évoquer un univers féministe, symbolique et mythologique. Ou de l’anglais George Rouy, qui reproduit des figures alanguies semblant flotter dans l’espace ou faisant référence à l’art médiéval. Ou de la syrienne Miryam Haddad, qui a fait ses études à Paris, qui vient d’être sélectionnée pour réaliser l’affiche du prochain Festival d’Avignon et qui, sous la luxuriance et l’explosion de couleurs de ses toiles, fait aussi allusion à des événements autrement tragiques. Pour la France, trois artistes ont été retenus, dont la sculptrice Marion Verboom qui a déjà été montrée à la galerie Jérôme Poggi et le cinéaste Jonathan Vinel qui présente un film assez désespéré, Martin pleure, réalisé à partir de séquences issues du jeu vidéo Grand Theft Auto V., dans lequel un homme part à la recherche de ses amis disparus. On peut s’étonner de ce choix. Comme on peut s’étonner du choix de l’ensemble, dont on ne saurait dire, évidemment par manque de recul, s’il est représentatif des esthétiques et des positionnements de notre époque. Mais force est de reconnaître que les artistes montrés à la Fondation Cartier ne laissent pas indifférents. Il y en a surement parmi eux dont on entendra à nouveau parler prochainement.

Jeunes artistes en Europe, les métamorphoses, jusqu’au 16 juin, à la Fondation cartier, 261 Bld Raspail 75014 Paris (www.fondation.cartier.com)

 

Images : Nika Kutateladz, maison géorgienne reconstruite à la Fondation Cartier, photo : Luc Boegli ; Kris Lemsalu, So let us Melt and Make no Noise, 2017, bateau, métal, porcelaine, cordes et ballons, 280 x 140 x 170 cm, courtesy de l’artiste et de Temnikova et Kasela Gallery, Talinn , © Kris Lemsalu © Temnikova et Kasela Gallery, photo Robert Glowacki ; George Rouy, Stutter, 2017, acrylique sur toile, 56 x 46 cm, Collection Hugh Monk, Londres, courtesy de l’artiste et de Hannah Barry Gallery, Londres © George Rouy, photo Damian Griffiths

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