de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Judit Reigl et le corps masculin

Judit Reigl et le corps masculin

Dans mon précédent post (cf Sexe, tendresse et autres fébrilités – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)), je vous parlais du regard que les femmes, en art, ont posé sur le corps masculin, après des siècles de regard masculin sur le corps féminin. C’est exactement le sujet de l’exposition collective qui vient de s’ouvrir chez Kamel Mennour, sous la houlette de Christian Alandete, qui a rejoint la galerie il y a un an, après avoir été longtemps chargé des relations avec les artistes contemporains à l’Institut Giacometti. Dans un brillant texte affiché à l’entrée du grand espace de la rue du Pont de Lodi, il rappelle d’abord que les femmes furent longtemps exclues des ateliers de nu, les privant par là-même de participer à certains salons où l’étude du nu d’après modèle était devenu une figure imposée. Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle que des académies privées comme les académies Julian, Côlarossi ou de la Grande Chaumière, permirent aux femmes l’étude du nu, les écoles des Beaux-Arts publiques les en interdisant jusqu’en 1923. Mais comme pour concourir aux grands prix -dont le fameux Prix de Rome-, il leur fallait présenter un nu, on les autorisa toutefois à étudier des modèles qui, pour des raisons de décence, gardaient leurs caleçons, ce qui, évidemment les défavorisa. Il fallut en arriver à une délibération à la Chambre des Députés pour que ceux-ci puissent apparaître dans le plus simple appareil !

L’exposition propose donc une sélection d’œuvres d’artistes femmes mettant en scène le corps masculin, le plus souvent dénudé. Elle s’ouvre par une somptueuse sculpture que Camille Claudel réalisa dans l’atelier de Rodin, L’Homme penché, qui témoigne d’une fragilité jusque là éloignée des représentations masculines. Germaine Richier, qui jouit d’une grande rétrospective actuellement au Centre Pompidou, est là aussi, avec un Ogre dont le modèle n’est autre que celui que le même Rodin avait utilisé, des années plus tôt, pour son célèbre Baiser. Et Laure Albin-Guillot, qui fut une des pionnières en matière de représentation photographique d’un corps masculin fortement érotisé, ou Leonor Fini, dont on redécouvre le travail actuellement et qui donne une image de la virilité bien différente de celle qu’on avait à son époque. Leur répondent des propositions plus contemporaines : celle d’ORLAN, où la photographie en gros plan d’un phallus en érection répond à L’Origine du monde de Courbet et devient L’Origine de la guerre ; celle d’Annette Messager qui se focalise sur les braguettes ; celle de Louise Bourgeois qui réduit l’homme à son seul sexe ou encore celle de Camille Henrot, qui possède, parait-il, une fabuleuse collection de photos d’hommes nus et qui montre ici quelques planches issues de sa série Collection Préhistorique (ainsi qu’une grande toile représentant un homme en de se masturber devant son écran d’ordinateur). L’exposition n’est pas grande (de la taille de la galerie), mais elle a l’ambition et la qualité d’une exposition de musée.

En son sein se trouve aussi deux peintures de Judit Reigl, qui est d’ailleurs, avec Camille Henrot, une des seules artistes représentées par la galerie. Judit Reigl, qui est morte il y a trois ans et dont on fête aujourd’hui le centenaire, est une artiste singulière. Venue en France à pied depuis sa Hongrie natale qu’elle quittait pour échapper au stalinisme, elle fut d’abord associée au surréalisme et fut même présentée à Breton par le biais de son compatriote Simon Hantai. Puis elle se tourna vers l’abstraction et même vers la peinture gestuelle, en déroulant au sol, de grandes toiles sur lesquelles elle marchait et faisait tomber de la matière, le plus souvent au rythme de la musique (la musique, en particulier classique, a toujours joué un rôle très important dans son travail). C’est alors qu’elle travaillait à la série des « Écritures en masse », dans les années 60, que Judith Reigl raconta voir apparaitre sur la toile — presque malgré elle — un torse puis un corps débordant les limites du tableau. Elle continua dans cette voie pendant plusieurs années, mais lorsqu’elle exposa cette nouvelle série intitulée « Hommes » à la galerie Rencontres, dirigée par sa compagne Betty Anderson, elle désarçonna ses anciens admirateurs qui y virent un retour au figuratif.

C’est une sélection d’œuvres de cette série que le même Christian Alandete a choisi d’exposer dans l’autre espace de la galerie rue du Pont de Lodi, au 6. Et ce qui a pu apparaître comme figuratif à l’époque se révèle plus ambigu que cela, car on met du temps à identifier la forme humaine au sein de ces ensembles abstraits, parfois brossés à traits vigoureux et se déployant sur de grands formats. Au fond, la question abstraction/figuration n’est pas pertinente et Judit Reigl elle-même s’en souciait peu, qui n’y voyait pas de rupture et prétendait que se seule préoccupation était « l’expérience d’être ». Ce qui compte, c’est la force et le lyrisme de ces toiles, dans laquelle le corps apparait de manière fantomatique, sans traits distinctifs, comme flottant dans l’espace, mais non sans une certaine sensualité. Des corps d’hommes, certes, mais sans sexe identifiable, plutôt d’êtres humains, de « Mensch », au sens premier du terme. Des corps qui surgissent sur des fonds noirs, comme des figures pariétales, ou à l’inverse très colorés, et qui semblent se fondre dans un ensemble qui les absorbe et les dépasse à la fois. Rien n’est figé chez cette artiste, tout évolue tout le temps et se transforme et c’est cette versatilité, cette ambiguïté profonde, qui, de son vivant, a pu lui nuire, qui aujourd’hui apparait comme si moderne et si attachante.

Le Corps de l’autre et Judit Reigl, Female Figure in Man, jusqu’au 3 juin à la galerie Kamel Mennour, 5 et 6 rue du Pont de Lodi 75006 Paris (www.mennour.com)

Images : Judit Reigl, Homme, 1969, Huile sur toile / Oil on canvas 268 x 208 cm (105,51 x 81,89 in.) Photo. Archives Mennour © Judit Reigl, Adagp, Paris, 2023. Courtesy Fonds de dotation Judit Reigl and Mennour, Paris ; Camille Henrot Collection Préhistorique (Homme en position de grenouille et caillou plat), 2009, Photographie couleur (tirage Fine Art, impression jet d’encre), Image : 40 x 30 cm (15.75 x 11.81 in), Cadre : 55.5 x 45.5 cm (21.85 x 17.91 in) © Camille Henrot, Adagp, Paris, 2023. Photo. Archives Mennour Courtesy the artist and Mennour, Paris; Judit Reigl, Un Corps au pluriel, 1984-1990 Technique mixte sur toile
300 x 195 cm (118,11 x 76,77 in.) © Judit Reigl, Adagp, Paris, 2023. Photo. Archives Mennour, Courtesy Fonds de dotation Judit Reigl and Mennour, Paris

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