Jürg Kreienbühl et Yoann Paounoff
Ce sont deux peintres que tout différencie : le premier, Jürg Kreienbühl, est mort en 2007, à l’âge de 75 ans et après avoir laissé une œuvre considérable derrière lui, alors que le second, Yoann Paounoff, est un fringant jeune homme sorti des Beaux-Arts en 2009. Pourtant, au-delà des distinctions, ce qui les rapproche, c’est la singularité de leur regard, une manière étrange d’être en dehors du temps, une foi en la peinture qui leur fait affirmer leur univers sans se soucier des normes ni des questions de goût.
Jürg Kreienbühl est un artiste singulier. Né à Bâle en 1932, il étudie d’abord la biologie avant de se consacrer aux Beaux-Arts et de venir s’installer dans les bidonvilles de la banlieue parisienne où il peut peindre les sujets qui lui tiennent à cœur, à savoir les détritus et les cadavres d’animaux. Mais dans cette banlieue en plein chaos, alors que triomphent les Trente Glorieuses dont l’emblème est la quartier de la Défense qui s’érige à deux pas, il rencontre aussi les laissés-pour-compte de cette société, des Français, Portugais, Algériens, Polonais qui sont tous clochards, ferrailleurs ou ouvriers, et qui vivent là dans des conditions de misère. Fasciné par ce « Lumpenprolétariat », il installe son atelier dans la carcasse d’un autobus, puis dans une vieille caravane, et se met à les peindre sur le motif, la plupart du temps dans de grands formats qui sont presque à l’échelle 1. Il laisse ainsi un nombre considérable de toiles qui décrivent ce monde désolé et à l’abandon, mais il le fait sans pathos, ni jugement de moral, dans la seule volonté de témoigner et de rester neutre. « Ni dieux ni culture, seulement l’existence à nu », telle était sa devise.
Maurice et Boulon, la petite exposition qui lui est consacrée dans la galerie DIX 291, un excellent espace non commercial tenu par deux artistes, Bernard Crespin et Myriam Bucquoit, qui aiment s’aventurer en dehors des sentiers battus1, se concentre sur ces années 60/70 pendant lesquelles l’artiste a travaillé dans ces bidonvilles (l’œuvre, importante en nombre, prendra d’autres formes ensuite). On y voit en particulier ce grand tableau, qui donne le titre à l’exposition, et que beaucoup considèrent comme son chef-d’œuvre. Deux hommes y sont assis à une table, le regard tourné vers le spectateur. Devant eux, les restes d’un repas frugal ; derrière, un vieux poêle, une bassine au sol et, sur les murs, les pages arrachées d’un magazine. Sur le côté brûle une ampoule nue qui les plonge dans un clair-obscur qui pourrait faire penser aux frères Le Nain. Le tableau est traité de manière réaliste, presque naturaliste, à mille lieux des conceptions abstraites ou avant-gardistes qui sont la norme au moment où il a été peint. Pourtant, par la présence physique qu’il impose, par la force documentaire de son sujet et la rigueur de sa composition, il reste étonnamment moderne et puissant comme en témoigne aussi, entre autres, le portrait d’Abbès-Ben-Hassen réalisé, lui, quelques années plus tard.
C’est un même sentiment de tradition et de modernité que l’on ressent en découvrant le travail de Yoann Paounoff dont on a pu voir deux toiles, la semaine dernière, à la Fondation Ricard, dans l’exposition Supernaturel organisée par Neil Beloufa et qui avait pour point commun de réunir de jeunes artistes qui étaient tous passés par les Beaux-Arts de Paris (Yoann Paounoff en est sorti en 2009 avec les félicitations à l’unanimité du jury). Au milieu d’œuvres conceptuelles, de vidéos ou d’installations, ces deux toiles pouvaient sembler anachroniques. Car outre qu’elles étaient figuratives (les deux représentaient des chevaux), elles assumaient pleinement leur expressionnisme avec leurs couleurs violentes, leurs contours soulignés et marqués, leurs formes visant à la simplification. Et lorsqu’on visite l’atelier de l’artiste, on se rend compte qu’elles ne font pas exception, que tout le reste relève d’un même geste large et puissant. Mais ce rapport à l’art moderne et à la force physique du tableau ne gêne pas ce grand garçon qui dégage lui-même une belle présence virile et qui semble déborder d’énergie (il confie, par exemple, aimer tout à la fois la danse et le football) : « Au début, dit-il, je peignais de très grands formats, certains d’influence surréaliste, et que je saturais parce que je voulais y raconter plein d’histoires à la fois (j’avais d’ailleurs pensé un moment faire carrière dans la bande dessinée). Ce n’est que progressivement, après avoir peint une forme proche de la mélancolie, que je me suis autorisé la ligne noire. Aujourd’hui, je me concentre davantage sur les sujets. Je peins des femmes, des chevaux, des chats, tout ce qui me ramène à mon désir. »
Des femmes, donc, et des animaux dans un rapport charnel, le tout traité en aplats et en couleurs fauves : il y a quelque chose de violent, de tribal et de tellurique dans le travail de Yoann Paounoff, qu’expliquent peut-être en partie ses origines slaves (roumaines et bulgares). C’est une peinture rugueuse, pas consensuelle, qui ne cherche nullement à passer inaperçue. D’ailleurs, lors de son diplôme, Marc Desgrandchamps, qui était président du jury, l’a qualifiée « d’univers assez bousculé, singulier » et il est vrai qu’il y a presque une forme de brutalité dans ses toiles comme peintes au corps à corps. Lui-même avoue avancer à la vitalité, comme un magma qui se constitue sous ses doigts jusqu’à donner des formes. N’y a-t-il pas un risque alors d’être parfois à la limite de la croûte ? « Si, dit-il, et j’ai conscience parfois de l’approcher. D’autant que je suis rarement content de mes tableaux et que je les reprends très souvent. Mais j’essaie de faire en sorte que la ligne chante et comme je travaille sans me soucier des questions de bon ou de mauvais goût, je peux avancer dans ces expériences limites ».
Quoiqu’il en soit, on suivra avec intérêt la carrière de ce fils spirituel de Kirschner, de Franz Marc ou, plus près de nous de Penck, de Lüperz ou de Baselitz. Et s’il ne perd pas sa belle énergie en route et affine encore son originalité par rapport à ses maîtres, nul doute qu’elle ne devrait pas le laisser sur place.
1 On a pu y voir, par exemple, une exposition du peintre récemment décédé Cristof Yvoré, qui a souvent été célébré dans ce blog.
–Maurice et Boulon de Jürg Kreienbühl, jusqu’au 5 juillet à la galerie DIX 291, 10 passage Josset 75011 Paris (www.dix291.fr)
-Les œuvres de Yoann Paounoff sont visibles sur son site (www.yoannpaounoff.com)
-Images : Jürg Kreienbühl, Maurice et Boulon, 1968,huile sur toile, 232 x 200cm, Abbès-Ben-Hassen, 1981, huile sur toile, 125 x 93 cm ; Yoann Paounoff, Crinière, 2014, huile sur toile, 162 x130 cm, Chats, 2014, huile sur toile, Pensées, 2014, huile sur toile, 100 x 81 cm
Une Réponse pour Jürg Kreienbühl et Yoann Paounoff
On peut voir une dizaine de ses toiles en ce moment (dont cette toile) à la galerie Blondel, 50 rue du temple Paris 4e.
Du 6 au 20 décembre 2014
J’ai pu acquérir là le catalogue de l’œuvre gravé et lithographié 1952-1997 coïncidant avec votre billet. Magnifiques gravures poignantes et belles.
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